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— Je suppose. Mais comme je suis né au Khembalung, je ne peux rien affirmer. Enfin, les anciens, comme Rudra, qui est venu du Tibet, semblent s’être bien adaptés. Le seul fait d’avoir un chez-soi est une bénédiction, je pense que vous serez d’accord.

Anna acquiesça. Les deux hommes irradiaient une sorte de calme. Ils étaient assis dans le box comme si rien ne les pressait d’aller ailleurs. Un tel état d’esprit était inimaginable pour Anna, qui vivait toujours à cent à l’heure. Elle essaya de se mettre en phase avec leur décontraction. Ils étaient détendus, ici, à Arlington, Virginie, alors qu’ils avaient vécu toute leur vie dans une île, dans le delta du Gange. Enfin, ils devaient être habitués au climat. Mais tout le reste devait rudement les changer.

Et un examen plus attentif révélait qu’ils étaient un peu sur leurs gardes quand même. Drepung jetait des coups d’œil furtifs à leur serveuse, aux badauds et à Anna, avec une sorte de défiance qui lui rappelait l’expression douloureuse qu’elle avait surprise chez lui, ce matin-là.

— Comment se fait-il que vous ayez loué un local dans cet immeuble ?

Drepung marqua une pause et réfléchit à sa question pendant un temps étonnamment long. Rudra Cakrin lui posa une question, il répondit, et Rudra ajouta encore quelque chose.

— On nous a aussi conseillés, pour ça, répondit Drepung. Le Centre Pew sur les changements climatiques globaux nous a aidés. Leur bureau se trouve sur Wilson Boulevard, près d’ici.

— Je ne savais pas. Et ils vous ont aidés à rencontrer des gens ?

— Oui, les Hollandais, et d’autres nations insulaires, comme les Fidji et les Tuvalu.

— Tuvalu ?

— Un tout petit pays, dans le Pacifique. Ils n’ont sûrement pas beaucoup aidé la cause en affirmant que le niveau de la mer s’était élevé dans leur zone du Pacifique mais pas ailleurs, et en demandant une compensation financière à l’Australie et aux autres pays.

— Dans leur zone du Pacifique seulement ?

— Les mesures n’ont pas confirmé cette allégation, répondit Drepung avec un sourire. Mais je peux vous assurer que si vous êtes sur le trajet des cyclones et que les marées de printemps vous atteignent, vous pouvez avoir l’impression que le niveau de la mer a beaucoup monté.

— Ça, je vous crois !

Anna réfléchit à tout ça en mangeant. C’était bon de savoir qu’ils ne s’étaient pas contentés de louer le premier bureau vide qu’ils avaient trouvé. Cela dit, leur démarche à Washington lui paraissait un peu dérisoire.

— Vous devriez rencontrer mon mari, dit-elle. Il travaille pour un sénateur qui s’intéresse beaucoup à toutes ces questions, quelqu’un de très coopératif, le président du Comité des relations extérieures.

— Ah, le sénateur Chase ?

— Oui. Vous le connaissez ?

— Il est venu nous voir, au Khembalung.

— Vraiment ? Eh bien, ça ne m’étonne pas. Il est allé… euh, dans toutes sortes d’endroits. Enfin, mon mari, Charlie, travaille pour lui comme conseiller en matière de politique environnementale. Ce serait bien que vous lui parliez et qu’il vous donne son avis sur votre situation. Il aura sûrement des tas d’idées sur ce que vous pourriez faire.

— Ce serait un honneur.

— Sans aller jusque-là, il pourrait vous être utile.

— Utile, oui. Nous pourrions peut-être vous inviter à dîner à notre résidence.

— Oh, je vous remercie. Ce serait formidable. Mais nous avons deux petits garçons, et nous n’avons plus de baby-sitter, alors, franchement, il serait beaucoup plus simple que vous veniez chez nous, avec quelques-uns de vos collègues. À vrai dire, j’en ai déjà parlé à Charlie, et il a hâte de faire votre connaissance. Nous habitons Bethesda, juste à la limite du district. Ce n’est pas loin.

— La ligne Rouge.

— C’est ça : la ligne Rouge, et vous descendez à Bethesda. Je vous indiquerai le chemin à partir de là.

Elle sortit son agenda, vérifia les semaines à venir. Très remplies, comme toujours.

— Si on disait vendredi en huit ? Le vendredi, on peut se détendre un peu.

— Merci, fit Drepung en inclinant la tête.

Il eut un échange en tibétain avec Rudra Cakrin.

— C’est vraiment très aimable de votre part. Et le jour de la pleine lune, en plus.

— Vraiment ? Nous n’y faisons pas très attention, vous savez.

— Oh nous, si. Les marées, vous comprenez.

3. Mérite intellectuel

8

L’eau des océans circule selon des schémas de recyclage réguliers, déterminés par la force de Coriolis et par la position des continents. Les courants de surface peuvent se déplacer en sens inverse des courants de fond, et c’est même souvent le cas, ce qui forme des systèmes un peu semblables à des tapis roulants géants. Le plus grand est déjà célèbre, sur une partie, du moins : le Gulf Stream est un segment d’un courant de surface chaud qui remonte tout le long de l’Atlantique vers le nord, jusqu’en Norvège et au Groenland. Là, l’eau se refroidit, retombe au fond et entreprend un long voyage vers le sud sur le plancher de l’océan Atlantique, jusqu’au cap de Bonne-Espérance puis vers l’Australie, à l’est, après quoi elle remonte dans le Pacifique, où elle rejoint le courant de surface, retourne vers l’Atlantique et entame un nouveau périple vers le nord. Le circuit d’une molécule d’eau s’effectue en un millier d’années environ.

En se refroidissant, l’eau salée tombe plus facilement vers le fond que l’eau douce. Les vents dominants chassent vers l’ouest, par-dessus l’Amérique centrale, les nuages nés dans le golfe du Mexique, qui libèrent leurs eaux dans le Pacifique, de sorte que la salinité de l’eau qui reste dans l’Atlantique s’accroît. L’eau qui se refroidit dans l’Atlantique Nord tombe donc facilement vers le fond, ajoutant à la puissance du Gulf Stream. Si les eaux de surface de l’Atlantique Nord devaient se radoucir rapidement, elles s’enfonceraient moins facilement en se refroidissant, ce qui ralentirait tout le tapis roulant. Le Gulf Stream, n’ayant nulle part où aller, ralentirait et s’enfoncerait davantage au sud. Le climat changerait partout, deviendrait plus venteux et plus sec dans l’hémisphère Nord, plus froid par endroits, surtout en Europe.

Le soudain dessalement de l’Atlantique Nord peut paraître très improbable, mais il s’est déjà produit. À la fin de la dernière période glaciaire, par exemple, la fonte de la calotte polaire a créé de grands lacs peu profonds qui ont fini par déborder leurs barrages de glace et se sont déversés dans les océans. Le bouclier canadien porte encore les cicatrices de trois ou quatre de ces inondations cataclysmiques qui suivirent l’une le cours du Mississippi, la deuxième celui de l’Hudson, la troisième celui du Saint-Laurent.

Ces courants auraient apparemment ralenti les tapis roulants du courant océanique mondial, changeant le climat de la planète entière, parfois en trois brèves années.

Et si, aujourd’hui, la glace de mer du continent arctique se disloquait et dérivait vers le sud, au-delà du Groenland, apportant suffisamment d’eau fraîche dans l’Atlantique Nord pour ralentir à nouveau le Gulf Stream ?

9

Frank Vanderwal suivait la météo avec une sorte de fascination morbide. Son ami Kenzo Hayakawa, un vieux camarade d’escalade avec qui il avait partagé une chambre d’étudiant, avait fait un passage à la NOAA[4] avant de venir travailler au neuvième étage de la NSF, avec les spécialistes du climat, et Frank passait parfois le voir pour lui dire bonjour et venir aux nouvelles. Prendre la température, comme il disait. Les choses commençaient vraiment à devenir dingues, sur cette planète : on assistait à des catastrophes climatiques un peu partout, il se produisait des événements violents, subits, presque quotidiennement, les situations problématiques chroniques se succédaient à un tel rythme qu’il ne se passait pas un jour sans qu’il y en ait une dans un coin du monde. L’Hyperniño, des sécheresses dramatiques en Inde et au Pérou, des feux de brousse provoqués de façon répétitive par la foudre en Malaisie ; et puis la routine : un typhon qui détruisait la majeure partie de Mindanao, une vague de froid qui anéantissait les récoltes et faisait éclater les tuyaux d’irrigation dans tout le Texas, et ainsi de suite. Tous les jours, il se passait quelque chose.

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4

Équivalent aux États-Unis de Météo France chez nous.