Comme nombre de climatologues et météorologues que Frank avait rencontrés, Kenzo annonçait toutes ces nouvelles avec des airs de propriétaire, comme s’il était le conservateur du temps. Il aimait la nature et partager les informations sur les phénomènes qui la concernaient, surtout s’ils semblaient venir à l’appui de sa théorie selon laquelle le réchauffement anthropogénique de l’atmosphère avait suffi à modifier pour de bon les schémas des moussons dans l’océan Indien, provoquant des répercussions à l’échelon mondial. Ce qui impliquait, en pratique, à peu près tout ce qui se produisait. Cette semaine, par exemple, c’étaient des tornades, jusque-là presque exclusivement réservées à l’Amérique du Nord, comme s’il s’agissait d’une sorte d’artéfact monstrueux de la topographie et de la latitude de ce continent, et que l’on observait maintenant en Afrique de l’Est et en Asie centrale. La semaine précédente, c’était l’affaiblissement du grand courant océanique mondial dans l’océan Indien et non plus seulement dans l’Atlantique.
« C’est incroyable, disait Frank.
— Je sais. C’est génial, non ? »
Avant de rentrer chez lui, à la fin de la journée, Frank passait souvent devant une autre source d’informations, la petite pièce pleine d’armoires de classement et de photocopieurs, rebaptisée « Rayon des statistiques désastreuses ». Quelqu’un avait commencé à scotcher sur les murs beiges des photocopies de pages reprenant des statistiques intéressantes et autres informations quantitatives récentes. Personne ne savait qui avait initié cette tradition, mais tout le monde avait suivi.
Les plus anciens documents étaient des gros titres de journaux, du genre :
D’APRÈS LE PRÉSIDENT DE LA BANQUE MONDIALE, QUATRE MILLIARDS D’ÊTRES HUMAINS VIVENT AVEC MOINS DE DEUX DOLLARS PAR JOUR.
Ou bien :
AMÉRIQUE : CINQ POUR CENT DE LA POPULATION MONDIALE, CINQUANTE POUR CENT DES DÉTENTEURS DE CAPITAUX.
Il y avait aussi des tableaux ou des graphiques trouvés dans la presse, et de brefs articles parus dans des publications scientifiques.
Quand Frank passa, ce jour-là, Edgardo était planté devant la machine à café, comme ça lui arrivait souvent, et il regardait les dernières infos. Dont la une d’un journal :
D’APRÈS LE CANADIAN FOOD PROJECT, LES 352 PLUS GROSSES FORTUNES DE LA PLANÈTE POSSÈDENT AUTANT QUE LES DEUX MILLIARDS LES PLUS PAUVRES
— Je ne crois pas ça possible, déclara Edgardo.
— Pourquoi ? demanda Frank.
— Parce que les deux milliards les plus pauvres n’ont rien, alors que les trois cent cinquante-deux plus grosses fortunes représentent un gros pourcentage du capital mondial. Pour moi, il faudrait prendre au moins les quatre milliards d’individus les plus pauvres pour arriver à l’équivalent.
Anna entra au moment où il prononçait ces mots, et s’approcha du photocopieur en fronçant le nez. Frank savait qu’elle n’aimait pas ce genre de conversation. Sans doute par aversion pour ceux qui enfonçaient des portes ouvertes. Ou par méfiance envers ce type de données. C’était peut-être elle qui avait scotché cette brève : 72,8 % de toutes les statistiques sont fausses.
Frank, pour l’asticoter, dit :
— Alors, Anna, qu’est-ce que tu en penses ?
— De quoi ?
Edgardo lui indiqua le gros titre et répéta sa remarque.
— Je ne sais pas, répondit Anna. Peut-être qu’en additionnant deux milliards de petits cabanons on arrive à l’équivalent des trois cents plus grosses fortunes.
— Pas ces trois cents-là. Tu as lu la dernière édition du Forbes 500 ?
Anna secoua la tête avec agacement, comme pour dire : Bien sûr que non, à quoi bon perdre mon temps ? Mais Edgardo était accro à la Bourse et au monde financier en général. Il tapota un autre article scotché au mur : LA VALEUR AJOUTÉE CRÉÉE PAR LES TRAVAILLEURS AMÉRICAINS EST DE TRENTE-TROIS DOLLARS DE L’HEURE.
— Je me demande comment ils définissent la valeur ajoutée, répondit Anna.
— Le profit, répondit Frank.
Edgardo secoua la tête.
— Tu auras beau trafiquer les comptes et tirer un trait sur le profit, tu n’élimineras pas la valeur ajoutée, la valeur créée au-delà du salaire du travail.
— Il y avait une page là-dedans qui disait que l’ouvrier américain moyen travaillait mille neuf cent cinquante heures par an, reprit Anna. Même ça, je dis que c’est discutable, parce que ça ferait quarante heures de travail par semaine, quarante-neuf semaines par an.
— … Trois semaines de vacances par an, commenta Frank. Ça me paraît coller.
— D’accord, mais où est la moyenne ? Et tous les employés à temps partiel ?
— Il doit y avoir un nombre équivalent de gens qui font des heures supplémentaires.
— Tu crois ? Je pensais que les heures supplémentaires appartenaient au passé.
— Tu en fais bien, toi.
— D’accord, mais je ne suis pas payée pour ça.
Les deux hommes la regardèrent en rigolant.
— Ils auraient dû utiliser la médiane, dit-elle. La moyenne est une mesure biaisée de tendance centrale. Enfin, à en croire ces chiffres, ça ferait… l’employé moyen générerait une valeur ajoutée annuelle de soixante-quatre mille trois cent cinquante dollars, calcula rapidement Anna, de tête.
— Et quel est le salaire moyen ? demanda Edgardo. Trente mille ?
— Peut-être même moins, répondit Frank.
— On n’en sait rien, objecta Anna.
— Disons trente mille. Et combien ça génère de taxes et d’impôts ?
— Dix mille, par là ? Peut-être pas tout à fait.
— Disons dix mille, répondit Edgardo. Alors, regarde : tu travailles tous les jours de l’année, à part trois minables petites semaines de rien du tout. Tu génères une centaine de milliers de dollars. Ton patron en prend les deux tiers et t’en donne un tiers, dont tu redonnes un tiers au gouvernement. Avec ça, ton gouvernement construit des routes et des écoles, paye des flics et des retraites, pendant qu’avec sa part ton patron se construit un manoir sur une île, quelque part. Alors, évidemment, tu te plains de l’inefficacité du Big Brother hypertrophié qui te sert de gouvernement, et tu votes toujours pour le parti des propriétaires. C’est stupide, non ? fit-il en regardant Frank et Anna avec un grand sourire.
Anna secoua la tête.
— Les gens ne voient pas ça comme ça.
— Mais les statistiques sont là !
— La plupart des gens ne les rapprochent pas comme ça. Et puis, tu en as bricolé la moitié !
— Elles sont assez proches pour que les gens comprennent ça ! Mais on ne les éduque pas à réfléchir ! En réalité, on les éduque même à ne pas réfléchir. Et d’abord, c’est rien que des cons.