Même Frank n’était pas disposé à aller aussi loin :
— Toute la question, c’est ce que tu peux voir, dit-il. Tu vois ton patron, tu vois ta paye à la fin du mois, ça, tu l’as sous le nez. Tu peux le toucher du doigt. Et puis tu es obligé d’en rendre une partie au gouvernement. Alors que la valeur ajoutée que tu as créée, tu ne la connais jamais parce qu’elle est tout de suite escamotée. Dans le traficotage des chiffres.
— Mais il n’est question que des riches partout, aux infos ! Tout le monde peut voir qu’ils en ont plus qu’ils n’en ont gagné, parce que personne ne peut gagner autant !
— Les seules choses que les gens peuvent comprendre sont celles qu’ils sentent, insista Frank. On est programmés pour comprendre la vie dans la savane. Quelqu’un te donne un bout de bidoche, c’est un ami. Quelqu’un te pique ta bidoche, c’est un ennemi. Les idées abstraites comme la valeur ajoutée ou les statistiques sur la valeur d’une année de travail ne sont tout simplement pas aussi réelles que ce qu’on peut voir et toucher. Les gens ne peuvent apprécier que ce qu’ils appréhendent par leurs cinq sens. C’est le résultat de notre évolution.
— C’est bien ce que je dis, répondit Edgardo avec chaleur. Nous sommes stupides !
— Il faut que j’y retourne, dit Anna avant de partir.
Elle n’appréciait vraiment pas ce genre de conversation.
Frank rentra chez lui, dans sa petite Honda à pile à combustible. Old Dominion Parkway, l’autoroute, était déjà encombrée. Il prit le Beltway et arriva au Swink’s New Mill, un grand ensemble où il avait loué un appartement pour l’année qu’il devait passer à la NSF.
Il se gara dans le parking de l’immeuble et prit l’ascenseur jusqu’au quatorzième. Son appartement donnait sur le Potomac – une belle vue et un appartement sympathique, loué à un jeune employé du Département d’État parti en mission à Brasilia. L’ameublement minimaliste suggérait que le bonhomme n’y vivait pas très souvent. Mais il y avait une cuisine agréable, beaucoup de rangements, tout était fonctionnel, et Frank n’y était quasiment que pour dormir, de toute façon, alors il n’attachait pas tellement d’importance à la décoration.
Il avait pris un de ces petits journaux gratuits à la boîte, et il mangeait du fromage blanc à même le pot tout en parcourant la rubrique des annonces personnelles. C’était une mauvaise habitude qu’il traînait depuis des années. Leur lecture le fascinait. Elles lui procuraient des aperçus sur un monde souterrain d’une diversité sexuelle florissante, un sous-groupe culturel qui avait intégré les conséquences de la suppression des contraintes biologiques dans le paysage techno-urbain, et qui était donc apte – et tout disposé – à créer une sorte de panmixie polymorphe. Ces gens existaient-ils vraiment, où n’était-ce que la vie fantasmatique collective d’âmes solitaires de son espèce ? Il n’avait jamais contacté aucun des annonceurs pour essayer d’en avoir le cœur net. Il soupçonnait le pire, et préférait encore la solitude. Pourtant, les annonces consacrées aux gens désireux d’entamer une relation durable allaient bien au-delà des fantasmes sexuels, et lui faisaient parfois un effet frappant. « En quête d’une relation durable. » L’espèce avait depuis longtemps évolué vers la monogamie, c’était inscrit dans sa structure mentale. Toutes les cultures manifestaient la même renversante tendance à la création d’un couple. Ce n’était pas une obligation culturelle, mais un instinct biologique. À ce niveau, il aurait aussi bien pu y avoir des cigognes.
Il lisait donc les annonces, mais n’y répondait jamais. Il n’était là que depuis un an. C’est à San Diego qu’il était chez lui. Ça n’aurait pas eu de sens d’entreprendre quelque chose de ce genre ici, quoi qu’il puisse lire ou éprouver.
Et puis les annonces lui faisaient l’effet d’un repoussoir.
EN QUÊTE D’UN MARI. CÉLIBATAIRE, BLANCHE, INFIRMIÈRE DIPLÔMÉE, CHERCHE UN HOMME TRAVAILLEUR, SÉDUISANT, CÉLIBATAIRE, BLANC, POUR RELATION DURABLE. DOIT ÊTRE TÉMOIN DE JÉHOVAH CONVAINCU.
HOMME NOIR, CÉLIBATAIRE, 1,65 M, CALME, TIMIDE, UN PEU TROP SÉRIEUX, CHERCHE FEMME, ÂGE INDIFFÉRENT. PAS TRÈS SÉDUISANT, PAS TRÈS RICHE, MAIS SYMPA. AIME LE CINÉMA, SURTOUT LES FILMS ÉTRANGERS, L’OPÉRA, LE THÉÂTRE, LA MUSIQUE, LA LECTURE, LES SOIRÉES TRANQUILLES.
Ces annonces avaient peu de chance de recevoir beaucoup de réponses. Mais, comme toutes les autres, elles exprimaient aussi clairement que faire se pouvait des besoins fondamentaux, des besoins de primates. Frank aurait pu rédiger la version première de ce texte, et il l’avait fait, une fois. Il l’avait même envoyé à un journal, pour rire, évidemment, et pour faire rire tous ceux qui jetaient sur ces confessions le même regard analytique que lui. Et puis, évidemment, si une femme, en lisant ça, appréciait la blague et lui passait un coup de fil, eh bien, ç’aurait été bon signe.
HOMO SAPIENS MÂLE CHERCHE COMPAGNEHOMO SAPIENS POUR CONVERSATIONS ET COMPORTEMENTS D’ÉPOUILLAGE, ÉVENTUELLEMENT ACCOUPLEMENT ET REPRODUCTION. DOIT ÊTRE HEUREUSE, COURIR VITE.
Bon, personne n’avait répondu.
Il sortit sur le balcon, dans la chaleur torride de la fin de l’après-midi. Plus que deux mois et il pourrait reprendre sa vraie vie, chez lui. Il avait hâte d’y être. De flotter dans le Pacifique. De se promener sur le campus de la belle université de San Diego, dans sa chaleur fraîche, de déjeuner entre les eucalyptus avec de vieux collègues.
Cette pensée lui rappela le projet de recherche de Yann Pierzinski. Il rentra, alluma son ordinateur portable et se connecta sur Google afin d’essayer d’en savoir plus long sur lui et sur ce qu’il était devenu. Puis il rouvrit son application et se repositionna sur le passage qui exposait la partie de l’algorithme à développer. Récursion primitive bornée… intéressant.
Après réflexion, il appela Derek Gaspar, à Torrey Pines Generique.
— Quoi de neuf ? demanda Derek, après les civilités d’usage.
— Eh bien, je viens de recevoir une demande de subvention d’un gars de chez toi, et je me demandais si tu pouvais me parler un peu de lui.
— D’un de mes gars ? Qui ça ?
— Un certain Yann Pierzinski. Ça te dit quelque chose ?
— Jamais entendu parler. Tu dis qu’il travaille chez nous ?
— Il a été chez vous, en contrat de projet. Il travaillait avec Simpson. C’est un postdoc de Caltech.
— Ah oui, j’y suis. Un mathématicien. Il a fait un papier sur les algorithmes dans Biomathematics.
— Ouais, c’est le premier document sur lequel on tombe avec Google.
— Évidemment. Je ne peux pas connaître tous ceux qui ont travaillé avec nous ici. Ça fait des centaines de gens, tu sais.
— C’est sûr.
— Alors, qu’est-ce qu’il a à proposer ? Tu vas lui accorder une subvention ?
— Ça ne dépend pas de moi, tu le sais bien. On verra ce que dit le panel. Mais en attendant, tu devrais peut-être y jeter un coup d’œil.
— Ah, alors le sujet te botte ?
— Ça pourrait être intéressant. Enfin, je pense. Difficile à dire à ce stade. Mais ne le laisse pas tomber.
— Eh bien, d’après nos dossiers, il serait déjà retourné à Pasadena, finir le travail qu’il avait commencé là-bas, je suppose. Comme tu disais, il n’avait qu’un contrat de projet, chez nous.