Elle passa devant l’entrée de l’escalator du métro afin de prolonger sa promenade d’une cinquantaine de mètres, descendit les quelques marches qui menaient vers l’arrêt d’autobus et les grands escaliers mécaniques qui plongeaient dans le crépuscule d’un gigantesque tube de béton cannelé : la station de métro. Le passe dans la fente du portillon, thwack ! pousser le tourniquet tripode, récupérer la carte recrachée par le lecteur, et puis droit sur l’escalator qui descendait vers les quais. La rame n’arriverait pas tout de suite – on l’entendait bien avant son entrée dans la station, et le temps que les lumières encastrées dans le plafond du quai commencent à clignoter, on pouvait déjà sentir le souffle d’air chassé par la motrice –, alors elle n’avait pas besoin de courir. Elle s’assit sur un banc de ciment placé juste devant l’emplacement de la voiture qui, à la station de Metro Center, s’arrêterait au niveau des escalators donnant sur la ligne Orange, en direction de l’est.
À cette heure-ci, elle trouverait probablement une place assise, alors elle ouvrit son ordinateur portable et jeta un coup d’œil à l’une des cinquante mille demandes de financement que la NSF, la Fondation nationale pour la science, recevait tous les ans : « Analyse mathématique et algorithmique des codons palindromiques en tant que prédicteurs de l’expression génique des protéines »… Le projet consistait à mettre au point un algorithme qui avait réussi à plusieurs reprises à prévoir les protéines qu’exprimerait une séquence de l’ADN humain. Si ça marchait, cette opération prédictive pourrait se révéler très utile, parce que les gènes codaient pour une quantité prodigieuse de protéines, on ne savait pas comment, et selon des variations encore incompréhensibles. Anna était dubitative, mais la génomique n’était pas son domaine. Il faudrait donner ça à Frank Vanderwal. Elle fit une note en ce sens et la plaça dans une série de mémos à lui envoyer. Elle ouvrait le dossier suivant lorsque la rame arriva.
Monter, chercher une place assise, changer à Metro Center, descendre à la station de Ballston, à Arlington, Virginie : la routine, effectuée sans pensée consciente, tout en parcourant les demandes de subvention qu’elle avait téléchargées sur son ordinateur portable. La première lui faisait encore l’impression d’être la plus intéressante du lot de la matinée. Elle était impatiente d’avoir l’avis de Frank.
Sortir d’une station de métro est à peu près la même chose partout : monter un interminable escalator, vers un ovale de ciel gris, et la chaleur. Se retrouver brusquement dans la frénésie d’un environnement urbain.
À la station de Ballston, l’escalator émergeait dans un hall immense entouré de portes de verre : le rez-de-chaussée d’un bâtiment. Anna le traversa sans le voir et alla tout droit vers une agréable petite boutique qui vendait des pâtisseries et des sandwiches emballés sous vide plutôt meilleurs que la plupart. Elle acheta de quoi déjeuner et ressortit pour l’arrêt rituel au Starbucks, de l’autre côté de la rue.
Ce Starbucks entre tous bénéficiait d’employés obsédés jusqu’à la maniaquerie par la vitesse et la précision ; ils fonctionnaient comme un orchestre bien réglé, et pour Anna, qui appréciait l’efficacité – et l’appréciait de plus en plus au fil des ans –, c’était une joie de tous les instants. Elle trouvait admirable et réconfortant qu’un groupe de jeunes gens puissent transformer un boulot potentiellement abrutissant en une sorte de performance athlétique plutôt musclée. Et elle appréciait encore plus d’avancer rapidement dans la longue queue, de voir la caissière la remarquer alors qu’il y avait encore deux personnes devant elle et annoncer : « Un grand latte, demi-déca zéro pour cent, sans mousse ! », et, son tour venu, lui demander si elle voulait autre chose aujourd’hui. Comment ne pas se fendre d’un grand sourire en répondant « non » ?
Ensuite, retour vers l’entrée ouest du bâtiment de la NSF, une tasse en carton épais à la main. Dans le hall, elle montra son badge à l’employé de la sécurité, traversa le hall et se dirigea vers les ascenseurs sud.
Anna aimait l’intérieur du bâtiment de la NSF. Un vaste espace dégagé, aussi vaste à lui seul que certains immeubles, entourant un gigantesque atrium central octogonal, qui montait jusqu’au ciel, douze étages plus haut, et sur lequel donnaient les baies vitrées des bureaux tournés vers l’intérieur. Un immense mobile fait de barres de métal incurvées peintes de couleurs primaires occupait la partie supérieure. Au rez-de-chaussée se trouvaient des boutiques, elles aussi tournées vers l’atrium : une pizzeria, un coiffeur, une banque et une agence de voyages.
Un mouvement attira le regard d’Anna en direction de la porte située du côté opposé : une envolée de marron, un éclair d’airain, et, dans le même instant, un chœur grave, sonore, emplit le gigantesque volume d’un blaaaa vibrant. On aurait dit que le bâtiment tout entier était devenu une sorte d’énorme trompe.
Un groupe de Tibétains, à ce qu’il semblait, défilait dans l’atrium : des hommes et des femmes en robes marron et coiffés de chapeaux jaunes, coniques, avec des sortes d’ailes. Certains soufflaient dans de longues trompes droites, à l’air antique, d’autres tapaient sur des tambours ou balançaient des encensoirs, répandant des nuages de fumée de bois de santal. C’était comme si une parade passant dans la rue était entrée par erreur. Ils traversèrent l’atrium en chantant, en esquissant une sorte de danse à la fois glissante et saccadée, en tournant sur eux-mêmes, mais tout cela majestueusement, comme au ralenti.
Ils se dirigèrent vers l’agence de voyages, et Anna se demanda fugitivement s’ils étaient venus acheter leurs billets de retour. Et puis elle vit que la vitrine de l’agence était vide.
Ce qui lui procura un bref pincement au cœur, parce qu’elle avait toujours été pleine d’affiches colorées de plages tropicales et de châteaux en Europe qui changeaient tous les mois, comme les photos des calendriers, et Anna avait souvent mangé sur le pouce, plantée devant, en imaginant les voyages auxquels ils avaient renoncé, Charlie et elle, à la naissance de Nick. Elle s’était parfois dit que, compte tenu de la violence politique et bactériologique que recouvraient souvent ces jolies photos, ce voyage mental valait peut-être mieux.
En tout cas, la vitrine et la petite pièce située derrière étaient maintenant vides ; la procession de Tibétains se massa sur le seuil de la porte, dans un crescendo de chants et d’instruments de cuivre. Les notes incroyablement basses vibraient si fortement dans l’air qu’elles paraissaient presque visibles, comme le basson de la piste sonore de Fantasia, le dessin animé.
Anna se rapprocha, chassant le petit regret provoqué par la disparition de l’agence de voyages. De nouveaux occupants qui emplissaient l’air de chants et d’encens, et qui soufflaient dans des trompes à s’en faire exploser le cœur… intéressant.
La petite troupe entourait un vieil homme au visage basané, pareil à une vieille pomme flétrie. Il sourit, et Anna vit que le labyrinthe de ses rides cartographiait une vie entière passée à sourire ainsi.
Il leva la main droite. La musique se tut, abandonnant derrière elle l’écho déchiqueté d’une note hyperbasse qui fit à Anna l’impression d’un papillotement au creux de l’estomac.