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— Ah ha. Mon vieux, tes groupes de recherche ont été éviscérés.

— Pas éviscérés, mon cher Frank. Bon, on est un peu en string dans certains domaines, mais on a gardé l’indispensable. C’est vrai qu’on a dû faire des coupes sombres. Kenton voulait son retour sur investissement, et il n’aurait pas pu choisir un plus mauvais moment. On a eu du mal à revenir de cette phase II en Inde. Ça a été vraiment difficile. C’est l’une des raisons pour lesquelles je serais drôlement content que tu reviennes parmi nous.

— Je ne travaille plus pour Torrey Pines.

— Non, je sais, mais tu pourrais peut-être nous rejoindre quand tu reviendras dans la région.

— Peut-être. Si vous obtenez de nouveaux financements.

— Je me démène pour ça, crois-moi. C’est pour ça que je voudrais bien que tu reviennes au bercail.

— On verra. On en reparlera quand je serai dans le coin. En attendant, ne sabrez plus vos autres projets de recherche. Ça pourrait attirer de nouveaux financements.

— C’est ce que j’espère. D’ici là, je fais de mon mieux, crois-moi. On essaie de tenir le coup le temps que quelque chose se présente.

— Ouais. Eh bien, tiens bon. Je vais venir chercher un nouvel appartement dans les prochaines semaines ; je passerai te voir à ce moment-là.

— Super. Prends rendez-vous avec Susan.

Frank raccrocha et se cala contre son dossier en réfléchissant. Derek était comme beaucoup de PDG de la première génération de start-up du domaine de la biotechnologie. Il venait du département biologie de l’université de San Diego, et tout ce qu’il savait de la gestion d’une entreprise, il l’avait appris sur le tas. Il y avait des gens qui s’en sortaient magnifiquement, d’autres non, mais tous avaient tendance à perdre pied avec l’avancement de la recherche scientifique et devaient croire sur parole ce qui était vraiment possible ou non dans les labos. Derek aurait sûrement eu bien besoin d’une politique directrice à Torrey Pines Generique.

Frank se remit à étudier la demande de subvention. Elle comportait, typiquement, des éléments de l’algorithme manquant. C’était à ça que servirait la bourse, à financer les travaux qui permettraient de mener le projet à bien. Et tant qu’ils en étaient au stade prépubère, il y avait des gens qui préféraient, par mesure de précaution, rester dans le vague sur certains aspects cruciaux de leur travail. Alors il ne pouvait pas en être sûr, mais il voyait là le potentiel d’une méthode très puissante. Un peu plus tôt, dans la journée, il avait cru voir un moyen de combler l’un des vides que Pierzinski avait laissés, et si ça marchait comme il le pensait…

— Hum-hum…, dit-il à la pièce vide.

Si la situation était encore fluide quand il retournerait à San Diego, il pourrait peut-être monter quelque chose d’assez plaisant. Il fallait s’attendre à certains problèmes, évidemment. Les directives de la NSF stipulaient expressément que, si tous les copyrights, brevets ou revenus des projets appartenaient au titulaire de la bourse, la NSF conservait un droit d’usage public des travaux subventionnés. Cela afin d’empêcher un individu ou une boîte privée de faire des profits énormes sur un projet pour lequel on lui aurait accordé une subvention. Pas question que le privé contrôle un projet qui aurait été financé avec de l’argent public.

Et puis, le responsable de projet était le directeur de thèse de Pierzinski à Caltech, le gars qui allait tirer tout le prestige du travail de son étudiant, selon sa bonne habitude. D’accord, c’était donnant-donnant : le conseiller apportait sa crédibilité à l’étudiant, une sorte de blanc-seing pour demander une bourse. Son nom et son prestige étaient sa contribution au projet. L’étudiant fournissait son travail, parfois tout le boulot, parfois juste une partie. Dans le cas précis, Frank avait l’impression que c’était lui qui faisait tout.

En tout cas, la demande de subvention émanait de Caltech. Si les travaux aboutissaient à quelque chose de brevetable, même si Pierzinski s’en allait, Caltech et le responsable de projet en conserveraient les droits, conjointement avec la NSF. Conclusion, si, par une manœuvre quelconque, Pierzinski entrait à Torrey Pines Generique, il vaudrait mieux que cette demande de subvention soit rejetée. Si l’algorithme marchait et devenait brevetable, pour qu’ils en aient le contrôle il ne fallait pas que la subvention soit accordée.

Ce raisonnement le mettait dans tous ses états. À vrai dire, il faisait les cent pas et allait et venait vers son minibalcon lorsqu’il se rappela qu’il avait prévu d’aller à Great Falls. Il finit rapidement son fromage blanc, tira son matériel d’escalade du placard où il était rangé, se changea et reprit sa voiture.

Great Falls, la grande cascade du Potomac, était une longue chute d’eau blanche qui dégringolait entre quelques îles selon un circuit compliqué. Cette complexité constituait sa principale caractéristique visuelle, parce qu’elle n’était pas très grande en termes de hauteur totale, ou même de débit d’eau. Son rugissement était ce qu’elle avait de plus spectaculaire.

Elle projetait un crachin qui semblait condenser et agglomérer l’humidité, de sorte que, paradoxalement, il y faisait moins humide que partout ailleurs, bien que le sol, sous les pieds, soit trempé et mousseux. Frank longea la gorge en remontant le courant. Sous la cascade, le fleuve se regroupait et empruntait un défilé appelé Mather Gorge, une ravine dont la paroi sud, abrupte, attirait les grimpeurs. La préférée de Frank était une section baptisée Carter Rock. Il n’était pas difficile de trouver un bon point d’accrochage, généralement un gros tronc d’arbre près du bord de la falaise, et de descendre en rappel jusqu’au fond, puis de remonter en libre, ou en clipsant un jumar sur la corde pour s’assurer soi-même, ce qui était plus pénible.

On pouvait aussi grimper en équipe, bien sûr, et c’est ce que faisaient beaucoup de grimpeurs, mais il y avait à peu près autant de grimpeurs en solitaire, comme Frank, que de duos. Certains escaladaient même la paroi en solitaire et en libre, se dispensant de toute protection. Frank aimait prendre un peu plus de précautions que ça, mais il avait grimpé là tellement souvent, maintenant, qu’il lui arrivait de descendre en rappel et de remonter en libre, à côté de sa corde, se racontant qu’il pourrait toujours s’y cramponner s’il perdait prise. Les rares routes disponibles à cet endroit étaient pleines de craie et de graisse, tellement on les avait empruntées. Il décida, cette fois, de se mousquetonner à la corde avec le jumar.

La rivière et sa gorge créaient une bande de ciel dégagé d’une largeur inhabituelle dans la zone métropolitaine. C’est surtout pour ça que Frank avait l’impression d’y être à sa place : à flanc de paroi, sur une voie, près de l’eau, et à ciel ouvert. Hors de l’environnement étouffant de la forêt de grands arbres, qui était l’une des choses que Frank détestait le plus sur la côte Est. Il y avait des moments où il aurait donné un de ses doigts pour voir la campagne à découvert.

Or donc, il descendit en rappel vers l’amoncellement de gros blocs de pierre, au pied de la paroi, s’enduisit les mains de magnésie et commença à gravir le mur de vieux schiste à grain fin. Peu à peu, son humeur s’améliora. Quand il grimpait, il avait une faculté de concentration sur son environnement immédiat rigoureusement inconcevable à tout autre moment. Comme quand il faisait des maths, sauf que dans ces moments-là il n’était simplement nulle part. Là, il était bien sur ces roches, et rien que sur ces roches.

Il avait souvent escaladé cette voie. À près de 5,8 ou 5,9 pour les passages les plus difficiles, et beaucoup plus facile partout ailleurs. Il avait du mal à trouver des passages vraiment délicats, mais ça n’avait pas d’importance. Même le fait qu’il grimpait pour sortir d’une ravine et non pour monter sur un pic ne faisait rien. Le rugissement incessant, le crachin, rien de tout ça ne comptait. Seule importait l’escalade proprement dite.