Pendant un moment, ils passèrent en revue les hypothèses des expérimentateurs de départ :
— Le flushing n’a peut-être pas besoin d’être aussi élevé.
— Peut-être que la solution pourrait être plus forte. J’ai l’impression qu’ils ont plafonné assez bas.
— Mais c’est à cause de ce qui est arrivé au…
— Regardez, le groupe de l’université de Washington a découvert que, quand ils travaillaient sur…
— Ouais. C’est vrai. Et merde !
— Le fait est que ça marche quand on répète leurs expériences. Je veux dire, la transmission se produit in vitro, et dans les souris.
— Et si on essayait de prélever du sang, de le retraiter et de le réinjecter ?
— Ou des hépatocytes ?
— L’assimilation s’effectue au niveau du sang.
— Ce qu’il faudrait, c’est qu’on arrive à réaliser des paquets d’inserts avec un ligand vraiment spécifique des cellules ciblées. Si on pouvait trouver cette spécificité parmi toutes les protéines possibles, sans être obligés de refaire tout le cirque des approches successives…
— Dommage que Pierzinski ne soit plus là. Il pourrait parcourir toute la gamme des possibilités avec son système.
— Eh bien, pourquoi on ne l’appellerait pas pour lui demander de tenter le coup ?
— D’accord, mais qui a le temps de faire ce genre de chose ?
— Il travaille toujours sur un article avec Eleanor, à l’université. À San Diego, je veux dire, précisa Marta. Je lui en parlerai la prochaine fois qu’il viendra.
Brian répondit, sur le mode plaisant :
— Et si on tentait de procéder à l’insertion loin des organes, dans un membre ? On pourrait mettre un garrot à une jambe, ou à un avant-bras, y injecter la dose complète, attendre qu’elle imprègne les cellules endothéliales qui tapissent les veines et les artères du membre, puis enlever le garrot. Le patient pisserait l’eau en excédent et il aurait encore un certain nombre de cellules modifiées. Ce ne serait pas pire que de descendre quelques bières, hein ?
— Tu aurais sacrément mal à la main.
— Si ce n’était que ça…
— Et dans la jambe, tu risquerais de faire une phlébite. C’est comme ça que ça arrive, non ?
— Bon, eh bien, il n’y aurait qu’à essayer avec la main.
— Intéressant, commenta Leo. On peut toujours tenter le coup. Les autres options me paraissent toutes pires. Enfin, juste pour être sûrs, je pense qu’on devrait quand même refaire les tests de l’expérience d’origine sur les souris, en variant les volumes et les dosages.
C’est ainsi que la réunion prit fin et que chacun rentra sous sa tente, à son bureau ou dans son labo, en réfléchissant à de nouvelles méthodes d’expérimentation. Se procurer des souris, réserver du temps de traitement machine, séquencer des gènes et des emplois du temps ; quand on consacrait sa vie à la science, les heures, les jours, et les semaines filaient. C’était l’impression dominante : on n’aurait jamais le temps de tout faire. Était-ce différent des autres genres de travaux ? Les articles presque achevés étaient réécrits, vérifiés, écrits à nouveau, et finalement envoyés, avec tous les problèmes soigneusement passés sous silence. Souvent, le labo ressemblait à la rédaction d’un journal du temps jadis, avec la date limite qui se rapprochait inexorablement, et tous ces journalistes affamés qui préparaient le prochain emballage pour le poisson. Sauf que les gens n’emballaient pas leur poisson dans ce genre de journaux ; ils les mettraient de côté, les classeraient par catégorie, vérifieraient toutes leurs assertions, les citeraient – et signaleraient les erreurs à qui de droit.
La liste de CHOSES À FAIRE de Leo s’allongeait et diminuait, rallongeait et se raccourcissait à nouveau, rallongeait encore et refusait de se raccourcir. Il passait beaucoup moins de temps qu’il n’aurait voulu chez lui, à Leucadia, avec Roxanne. Roxanne comprenait, mais même si ça ne l’ennuyait pas, elle, ça l’ennuyait, lui.
Il appela le labo de Jackson et commanda de nouvelles souris, de souche différente, chacune avec son numéro individuel, son code barre et son génome. Il fit programmer son temps de traitement informatique et expliqua aux techniciens comment l’utiliser, en avançant certaines tâches, en en retardant d’autres, pour faire passer le projet en priorité.
Certains jours, il allait dans l’animalerie du labo, il ouvrait une cage et prenait une souris. La petite bête se tortillait et reniflait comme elles font toujours, en jouant des moustaches. Il la prenait rapidement par la peau du cou entre le pouce et l’index, et, d’une torsion brusque, lui brisait la nuque, la tuant net.
Ça n’avait rien d’exceptionnel. Au cours de leurs expériences, Brian, Marta, les autres et lui-même mettaient un garrot à trois cents souris et leur faisaient une injection, après quoi ils leur prélevaient du sang, les tuaient, les disséquaient et analysaient leurs tissus. C’était un aspect du processus dont ils ne parlaient pas, même Brian. Marta, en particulier, en était verte de dégoût ; pire qu’avant ses règles, comme le dit Brian (une fois), en rigolant. Elle écoutait de la musique toute la journée avec son casque, si fort que tout le monde, dans le labo, l’entendait. Terrible, du rap, du hip-hop, de la techno, n’importe quoi. Si elle n’entendait rien, elle ne ressentait rien, blaguait Brian, juste à côté d’elle, pendant que Marta était loin de tout, tremblante de rage, ou quelque chose comme ça.
Mais ce n’était pas une blague, même si les souris n’existaient que pour être tuées, même si elles étaient sacrifiées de la façon la plus humaine possible, et généralement quelques mois à peine avant leur mort naturelle. Il n’y avait pas vraiment de quoi en faire une histoire, et pourtant, il n’était pas question de plaisanter avec ça. Il arrivait à Brian de se payer la tête de Marta (quand elle ne pouvait pas l’entendre), mais il ne risquait pas de blaguer à ce sujet-là. En réalité, il tenait à dire « tuer » plutôt que « sacrifier », même dans ses articles et ses notes, pour que ce qu’ils faisaient soit bien clair. Généralement, ils leur brisaient la nuque ; on ne pouvait pas leur faire une injection pour les « endormir », parce que les échantillons de tissus devaient rester vierges de toute contamination. Ils étaient donc obligés de leur tordre le cou, comme des tigres bondissant sur une proie. Marta restait aussi atone que si elle avait porté un masque quand elle le faisait – habilement, au demeurant. Si c’était bien fait, ça les paralysait. C’était donc rapide et indolore – enfin, rapide, à coup sûr. Plus aucune sensation en dessous de la tête, plus de respiration, une perte de conscience immédiate, ou du moins on pouvait l’espérer. Il n’y avait que les tueurs de souris pour ruminer ça. Les victimes étaient mortes, et leur petit cadavre offert à la science depuis des générations. Le labo avait leurs pedigrees pour le prouver. La plupart des chercheurs impliqués rentraient chez eux et pensaient à autre chose. Généralement, les souris étaient mises à mort le matin, ce qui leur laissait la journée pour travailler sur les échantillons. Le temps que les chercheurs rentrent chez eux, l’expérience était plus ou moins oubliée, ses effets amortis. Mais ces jours-là, les gens comme Marta rentraient chez eux et s’abrutissaient avec des drogues – c’était elle qui le disait –, avec la musique la plus violente qu’ils pouvaient trouver, cent dix décibels d’oubli. Ou bien ils allaient surfer. Ils n’en parlaient à personne, ou plutôt, la plupart n’en parlaient pas – sauf Marta –, parce que ça aurait paru à la fois un peu idiot et vaguement honteux. Si ça les perturbait tellement, pourquoi continuaient-ils à le faire ? Pourquoi restaient-ils dans ce métier ?