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Sauf que ce métier était de la science. De la biologie, l’étude de la vie, de l’amélioration de la vie, de son allongement ! Et dans la plupart des labos, les souris étaient tuées par les techniciens du bas de l’échelle, ce qui en faisait un sale boulot temporaire qu’il fallait bien faire avant de passer à quelque chose de mieux.

Il fallait bien que quelqu’un le fasse. Voilà ce qu’ils se disaient.

En attendant, pendant qu’ils travaillaient sur ce problème, leurs bons résultats avec les « cellules-usines » à HDL avaient été intégrés dans l’article qu’ils avaient écrit et envoyé aux étages supérieurs, au service juridique de Torrey Pines, où il avait été stoppé. Les relances de Leo avaient toutes obtenu la même réponse par e-mail : « Encore en cours de relecture – attendez pour publier. »

— Ils veulent voir ce qu’ils peuvent breveter là-dedans, avança Brian.

— Ils ne nous laisseront pas publier tant que nous n’aurons pas la méthode d’apport ciblé et un brevet, pronostiqua Marta.

— Mais ça n’arrivera peut-être jamais ! s’écria Leo. C’est du bon travail, c’est intéressant ! Ça pourrait permettre une grande avancée !

— C’est exactement ce qu’ils ne veulent pas, répondit Brian.

— Ils ne veulent pas d’une grande avancée qui ne serait pas la nôtre.

— Et merde !

Ce n’était pas la première fois que ça lui arrivait, mais Leo ne s’y était jamais habitué. Se reposer sur ses lauriers, la recherche privée, la science secrète – c’était antinaturel. Contraire à tous ses principes. Pour lui, la science ça consistait à trouver des choses et à les publier pour que tout le monde puisse les voir, les tester, les critiquer et les utiliser.

Mais c’était en passe de devenir la procédure opérationnelle standard. La sécurité dans le bâtiment était affolante : même les e-mails sortants devaient être soumis à approbation, sans parler des ordinateurs portables, des attachés-cases et des cartons qui quittaient le bâtiment.

« Quand on sort, il faut mettre son cerveau à la consigne, disait Brian.

— Moi, ça m’est égal, répondait Marta.

— Moi, je veux juste être publié, insistait sombrement Leo.

— Si tu veux publier ce papier, tu as intérêt à trouver une méthode d’apport ciblé. »

Alors ils continuaient à travailler sur la méthode d’Urtech. Et les nouvelles expériences portaient peu à peu leurs fruits. Les volumes et les dosages étaient bardés de paramètres rigoureux de toutes parts. La méthode d’injection au garrot n’insérait en réalité pas beaucoup d’ADN copie dans les cellules endothéliales des animaux étudiés, et beaucoup de l’ADN inséré était endommagé par le procédé, et vite éliminé par l’organisme.

Bref, la méthode du Maryland était encore un artéfact.

Mais il s’était écoulé suffisamment de temps, à présent, pour que Derek puisse faire comme s’il ne s’était jamais rien passé. Un nouveau trimestre commençait, ils avaient d’autres chats à fouetter, et pour le moment on pouvait continuer à affirmer avec un semblant de crédibilité que c’était un travail en cours et pas un échec complet. Ce n’était pas comme si un autre labo avait résolu le problème de l’apport ciblé, après tout. C’était un problème ardu. Ou du moins, c’était ce que Derek pouvait dire, avec une parfaite sincérité, et c’était ce qu’il disait quand quelqu’un était assez dépourvu de tact pour mettre la question sur le tapis. On pouvait continuer à ignorer ceux qui gémissaient sur le blog du site Internet de la boîte.

Mais les analystes de Wall Street, des grandes firmes pharmaceutiques et des sociétés de capital-risque concernées, on ne pouvait pas les ignorer. Et même s’ils ne disaient rien ouvertement, l’argent des investisseurs commençait à aller ailleurs. Les actions de Torrey Pines se mirent à chuter, et comme elles chutaient, elles continuèrent à chuter, de plus en plus vite. Les biotechs étaient capricieuses, et Torrey Pines n’avait pas généré de vaches à lait potentielles. Ça restait une start-up. Cinquante et un millions de dollars avaient été fourrés sous le tapis, mais il suffisait d’avoir un peu de mémoire pour voir la grosse bosse sous la carpette.

Non. Torrey Pines Generique était vraiment en difficulté.

Au labo de Leo, ils avaient fait de leur mieux. Leur mission était de réussir à transformer certaines lignées cellulaires en usines à protéines exceptionnellement prolifiques, et ils l’avaient fait. L’apport ciblé ne faisait pas partie du marché, ils n’étaient pas physiologistes, et ils n’avaient pas les moyens de faire cette partie du boulot. Pour ça, Torrey Pines avait besoin d’une branche complètement différente, un domaine scientifique rigoureusement distinct. Ce n’était pas une expertise qu’on pouvait acheter pour cinquante et un millions de dollars. Ou du moins, ç’aurait été possible, mais Derek avait acheté l’expertise qu’il ne fallait pas. Et à cause de ça, une méthode qui aurait dû rapporter des millions de dollars restait en plan juste au bord du gouffre ; et toute la compagnie risquait de basculer dedans.

Mais ça, Leo n’y pouvait rien. Il ne pouvait même pas publier ses résultats.

11

La petite maison des Quibler se trouvait au bout d’une rue bordée de maisons toutes identiques et anonymes, derrière leurs persiennes baissées, qui ne laissaient pas filtrer le moindre indice concernant leurs habitants. Un étranger aurait pu les croire inhabitées : pas de voitures dans les allées, pas d’enfants dans les jardins, pas âme qui vive dans les cours ou sous les porches. Il aurait aussi bien pu s’agir de complexes murés en Arabie Saoudite, protégeant leurs occupants du désert extérieur.

En se promenant dans ces rues, Joe sur le dos, Charlie supposait, comme toujours, que ces maisons appartenaient surtout à des gens qui travaillaient dans le district, et qui étaient soit au travail, soit en vacances. Leurs maisons n’étaient que des endroits où dormir. Charlie était comme ça, lui aussi, avant l’arrivée des garçons. C’était comme ça que tout le monde vivait à Bethesda, à l’ouest de Wisconsin Avenue – tout du long, jusqu’au Pacifique. Enfin, ça, Charlie n’avait aucun moyen de le vérifier, et d’ailleurs il ne le pensait pas ; il avait tendance à limiter cette vision à Bethesda uniquement.

En attendant, il allait à pied à l’épicerie en secouant la tête, comme toujours.

— On se croirait dans une ville fantôme, Joe. On se croirait dans un épisode de La Quatrième Dimension où on serait les deux seuls êtres vivants sur Terre.

Et puis il tourna au coin de la rue, et cette idée vira au ridicule. Le centre commercial. Les portes en verre s’ouvrirent automatiquement devant eux, et ils se retrouvèrent dans un gigantesque supermarché.

Joe, tout excité par l’endroit, comme chaque fois, se redressa dans son porte-bébé, les genoux sur les épaules de Charlie, et lui bourra les oreilles de coups de poing comme s’il cornaquait un éléphant. Charlie tendit les bras en arrière, le souleva, le déposa dans le siège bébé du Caddie et l’attacha avec la petite ceinture rouge. Un détail rudement utile, soit dit en passant.

Bon. Donc, des bouddhistes venaient dîner. Des Asiatiques de l’embouchure du Gange. Il n’avait pas idée de ce qu’il allait leur faire à manger. Il supposait qu’ils étaient végétariens. Il arrivait de temps en temps qu’Anna invite des gens de la NSF à dîner, et elle était toujours un peu à court d’idées quant au menu. Mais Charlie aimait bien ça. Il aimait faire la cuisine, même s’il n’était pas très bon cuisinier (ça ne s’était pas arrangé avec l’arrivée des garçons). Il manquait de temps. Ils avaient, Anna et lui, fait et refait leur répertoire de recettes jusqu’à ce qu’ils en aient ras-le-bol, et pourtant ils n’avaient pas fait de progrès. Alors maintenant, ils achetaient souvent des plats à emporter, ou ils mangeaient aussi simplement que Nick ; ou bien Charlie essayait quelque chose de nouveau… et le ratait. Ces invités étaient une occasion de retenter le coup.