Il décida de ressusciter une vieille recette de ses années de fac : des pâtes avec une sauce aux olives et au basilic qu’ils avaient mangées en Italie, chez une amie. Il parcourut les travées familières du magasin, à la recherche des ingrédients nécessaires. Il aurait dû faire une liste. En temps normal, il n’était pas rare qu’il rentre chez lui en oubliant le principal, mais aujourd’hui il tenait à s’éviter ça. Seulement il avait beaucoup de choses en tête, et il faisait des commentaires tout haut de temps en temps. La présence de Joe faisait passer pour anodine cette manie de parler tout seul dans les endroits publics : « D’aaaccord, alors, des tomates pelées entières, des olives Kalamata, de l’huile d’olive vierge extra, première pression à froid… première pression, la seule digne de nos palais raffinés. » Et puis, prenant l’accent italien de leur amie : « Bon, qu’est-ce qué z’oublie, hmm, hmm, oh, les pasta ! Ma il né faut zamais trrop les couire, mamma mia ! Oh, et du pain, et du vin aussi. Enfin, essayons de ne pas trop nous charger. N’oublions pas qu’il va falloir rentrer chez nous avec tout ça, pas vrai, mon vieux Joe ? »
Les provisions fourrées dans le sac à dos, sous le porte-bébé, et dans des sacs en plastique – un dans chaque main –, Charlie ramena Joe par les rues désertes, en chantant « I Can’t Give You Anything but Love », l’une des chansons préférées de Joe. Et puis, les marches du porche remontées, ils furent de nouveau chez eux.
Leur rue se terminait en impasse dans un petit triangle d’arbres à côté de Woodson Avenue, une voie importante qui déversait son flot de voitures dans Wisconsin South. C’était un joli endroit, à la fois paisible et à portée de vue de Wisconsin. Un vieil immeuble de trois étages enroulait sa grande barrière de brique autour de leur cour, les abritant du vacarme de la circulation tout en déversant sur eux, par ses empilements de fenêtres, une centaine d’espèces de webcasts : autant de vies quotidiennes beaucoup trop individuelles et anodines pour être intéressantes. Pas de Fenêtre sur cour, ici, grâce au ciel ! La muraille d’appartements constituait une sorte de morne économiseur d’écran. Des arbres auraient été plus jolis, mais c’était un peu la même chose. Le monde extérieur était sans intérêt. Chaque famille nucléaire vivait chez elle comme dans un univers de poche, à l’intérieur d’une sorte d’horizon événementiel : personne ne la voyait, elle ne voyait personne. Des millions d’univers miniatures, dispersés à la surface de la planète comme autant de points de lumière sur des photos satellites de nuit.
Mais, ce soir, l’intégrité de la bulle Quibler allait être violée. Par des visiteurs venus de loin, des extraterrestres ! Quand la sonnette de la porte retentit, c’est tout juste s’ils reconnurent le son.
Comme Anna était occupée avec Joe et une couche, à l’étage au-dessus, c’est Charlie qui sortit de la cuisine et traversa la maison en courant pour aller ouvrir la porte. Quatre hommes en pantalon et chemise blanc cassé étaient debout sur le seuil. Ils auraient aussi bien pu débarquer de Calcutta. Seule leur veste était de ce marron que Charlie associait aux moines tibétains. Joe, qui avait couru vers le haut de l’escalier en entendant le coup de sonnette, les regardait, tout émoustillé, cramponné à un barreau de la rampe. Dans le salon, Nick, frappé de mutisme, remit rapidement le nez dans son livre, mais il jetait fréquemment des coups d’œil par-dessus alors que Charlie faisait entrer les étrangers et les invitait à se mettre à leur aise. Il leur proposa à boire, ils optèrent pour des bières, et quand il revint, Anna et Joe étaient en bas, avec eux. Deux de leurs visiteurs étaient assis par terre, sur le parquet du salon. Ils écartèrent en riant la proposition d’Anna de prendre place sur les petits canapés, et posèrent leurs bouteilles de bière sur la table basse.
Le plus âgé et le plus jeune des moines étaient adossés au radiateur, à la hauteur de Joe, et bientôt ils s’affairèrent avec sa gigantesque collection de cubes – une véritable montagne de cubes unis ou peints, des parallélogrammes, des cylindres et autres polyèdres, qu’ils assemblèrent rapidement pour en faire des murailles, des tours, s’accommodant des interventions de Joe façon mini-Godzilla.
Le jeune, Drepung, répondait aux questions d’Anna et faisait la traduction pour le vieux, Rudra Cakrin. Rudra était l’ambassadeur officiel du Khembalung, mais il ne parlait apparemment pas anglais, alors que les deux autres, d’âge moyen, Sucandra et Padma Sambhava, le parlaient assez bien – pas aussi bien que Drepung, mais pas mal quand même.
Ces deux derniers suivirent Charlie dans la cuisine et restèrent plantés là, la bouteille de bière à la main, faisant la causette pendant qu’il préparait à manger. Ils touillèrent les pâtes dans le faitout d’eau bouillante pour l’empêcher de déborder, inspectèrent les épices dans les bocaux et fourrèrent le nez au fond de la casserole de sauce, la flairant avec un immense intérêt, extrêmement flatteur. Charlie les trouva d’un abord étrangement facile. Ils avaient à peu près son âge. Ils étaient tous les deux nés au Tibet, où ils avaient vécu pendant des années, ils ne lui dirent pas combien, dans les geôles chinoises, comme tant d’autres moines bouddhistes tibétains. C’est là qu’ils s’étaient connus, et quand ils étaient sortis de prison, ils avaient traversé l’Himalaya et fui le Tibet ensemble. Ils étaient ensuite allés, par étapes, au Khembalung.
— Stupéfiant, répétait Charlie, comme un perroquet, en les écoutant raconter leur histoire.
Il ne pouvait s’empêcher de la comparer à la sienne, relativement classique et sereine par rapport à la leur.
— Et maintenant, après tout ça, voilà que votre île est inondée ?
— Oh oui, souvent, répondirent-ils d’une même voix.
Padma, qui reniflait toujours la sauce de Charlie comme si c’était un divin nectar, développa :
— Ça n’arrivait que tous les dix-huit ans environ. Les marées lunaires, vous comprenez. Nous pouvions prévoir ces événements, et nous y préparer. Mais maintenant, c’est chaque fois que la mousson est forte.
— Et puis tous les mois, à la marée lunaire, ajouta Sucandra. Trois ou quatre fois par an, en tout cas. Personne ne peut vivre comme ça longtemps. Si ça empire, l’île ne sera plus habitable. Alors nous sommes venus ici.
Charlie secoua la tête, essaya de plaisanter :
— Le niveau de cette ville est peut-être plus bas que celui de votre île.
Ils eurent un petit rire poli. Ce n’était pas très drôle.
— À propos d’élévation, reprit Charlie, vous avez parlé aux autres pays de faible altitude ?
— Oh oui, répondit Padma. Nous faisons partie de la Ligue des nations inondables, évidemment. Membres de la charte.
— Leur siège social est à La Haye, près de la Cour internationale de justice.
— Très approprié, commenta Charlie. Et maintenant, vous avez établi une ambassade ici…
— Pour faire avancer notre dossier, oui.
— Nous devons parler à l’hyperpuissance, ajouta Sucandra.