Les deux hommes avaient un sourire radieux.
— Eh bien… C’est très intéressant, dit Charlie en goûtant les pâtes pour voir si elles étaient cuites. Je travaille moi-même sur les problèmes climatiques pour le sénateur Chase. Il faudra que je vous le fasse rencontrer. Et vous devriez aussi faire appel à une bonne boîte de lobbying.
— Oui ? dirent-ils en le regardant avec intérêt.
— Vous pensez que c’est ce qu’il y a de mieux ? ajouta Padma.
— Oui, absolument. Vous êtes ici pour faire du lobbying auprès du gouvernement américain, c’est à ça que ça se ramène. Et il y a des professionnels, en ville, pour aider les gouvernements étrangers à faire ça. C’est ce que je faisais moi-même, et j’ai encore un bon ami qui travaille pour l’une des meilleures boîtes. Je vous mettrai en contact avec lui. Vous verrez bien ce qu’il vous dira.
Charlie enfila des maniques et porta le faitout de pâtes vers l’évier. Il les versa dans la passoire jusqu’à ce qu’elle déborde. C’était toujours le même problème avec leur petite passoire. Ils ne pensaient jamais à en acheter une autre, sauf dans ces moments-là.
— Je crois que la boîte de mon ami représente déjà les Hollandais dans cette affaire… oups !, alors ça devrait coller. Il doit être au courant des données de votre problème, vous vous intégrerez très bien.
— Ils font du lobbying pour le Tibet ?
— Ça, je ne sais pas. Je pense plutôt que c’est un autre problème. Mais ils ont beaucoup de pays, parmi leurs clients. Enfin, vous verrez bien, quand vous les rencontrerez, s’ils peuvent faire quelque chose pour vous.
— Merci, dirent-ils en hochant la tête. Nous en serons très heureux.
Ils emportèrent les pâtes dans la petite salle à manger, en fait un recoin aménagé dans le passage entre la cuisine et le salon, et après pas mal d’allées et venues ils réussirent à se caser tous autour de la table du dîner. Joe ayant consenti à s’asseoir sur un rehausseur de siège et s’étant retrouvé la tête au niveau de la table, entreprit de se fourrer à manger dans le bec – ou de tapisser le sol à ses pieds, selon les cas –, en décrivant les détails du processus dans sa langue propre. Sucandra et Rudra Cakrin, assis de part et d’autre de lui, contemplaient son numéro avec plaisir. Ils s’occupaient de lui comme s’ils croyaient qu’il parlait une vraie langue. Leur façon de manger ressemble assez à la sienne, se dit Charlie. Absorbés, heureux, ils enfournaient des pelletées de nourriture. La sauce eut un grand succès auprès de tout le monde, sauf de Nick, qui mangeait ses nouilles nature. Joe envoya un petit pain à travers la table à Nick, qui le dévia d’un coup de batte expert, et tous les Khembalais éclatèrent de rire.
Charlie se leva et suivit Anna dans la cuisine pour aller chercher la salade.
— Je parie que le vieux parle anglais aussi, dit-il tout bas.
— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est comme dans ce film d’Ang Lee, tu te souviens ? Le vieux fait semblant de ne pas parler anglais alors qu’en fait il le parle. Eh bien, je parie que c’est la même chose.
Anna secoua la tête.
— Pourquoi ferait-il ça ? C’est fastidieux, toute cette traduction. Il n’a rien à y gagner.
— Ça, tu n’en sais rien ! Regarde ses yeux. Tu verras que rien ne lui échappe.
— Il s’intéresse, c’est tout. Ne dis pas de bêtises.
— Tu verras. Peut-être qu’il a appris l’anglais dans une incarnation précédente, ajouta Charlie d’un ton de conspirateur en se penchant vers elle. Fais juste attention à ce que tu dis devant lui.
— Arrête ça, répondit-elle en riant de ce rire de gorge qui lui était propre. C’est toi qui devrais faire attention. Te montrer aussi attentif.
— Oh, et alors tu vas savoir que moi aussi je comprends l’anglais ?
— Exactement, oui.
Ils regagnèrent, en riant toujours, le coin salle à manger, où Joe tenait un discours dans une langue universelle faite de gestes impérieux et de regards autoritaires, avec un aplomb phénoménal. Son gazouillis fonctionnait à merveille.
Après la salade et une nouvelle tournée de pâtes, ils retournèrent au salon, où ils se réinstallèrent autour de la table basse. Anna apporta du thé et des biscuits.
— Il faudra qu’on achète du thé tibétain, la prochaine fois, dit-elle.
Les Khembalais hochèrent la tête d’un air incertain.
— Il est à notre goût, mais c’est culturel, commenta Drepung. Ce n’est pas vraiment le thé tel que vous le connaissez.
— Amer, dit Padma d’un ton appréciateur.
— Bon pour la coagulation du sang, ajouta Sucandra.
— Et puis on met du beurre de yak dedans, vieilli jusqu’à ce qu’il soit un peu rance, renchérit Drepung.
— Il faut que le beurre soit rance ? demanda Charlie.
— C’est la tradition.
— Pensez plutôt fermentation, précisa Sucandra.
— Eh bien, il faut absolument qu’on s’en procure. Nick va adorer ça.
Un froncement de nez faussement réprobateur de Nick : C’est ça, papa, cause toujours.
Rudra Cakrin était à nouveau assis par terre avec Joe. Il empilait des cubes de bois multicolores pour faire des tours compliquées. Quand elles commençaient à vaciller, Joe se penchait, flanquait un coup dedans et les faisait tomber dans un grand bruit de dégringolade, une catastrophe instantanée. Alors ils riaient tous les deux, exactement de la même façon, en renvoyant la tête en arrière. Des âmes sœurs.
Les autres les regardaient. Du canapé, Drepung observait le vieil homme avec un sourire affectueux, bien que Charlie ait aussi l’impression d’y voir des traces de l’expression qu’Anna avait essayé de lui décrire quand elle lui avait expliqué pourquoi elle les avait invités à déjeuner, le premier jour : une sorte d’angoisse, qui venait peut-être d’une infinité d’amour. Charlie connaissait ce sentiment. Cette invitation avait été une bonne idée. Il avait gémi quand Anna lui avait annoncé la nouvelle : leur vie était tout simplement trop remplie pour qu’ils y ajoutent quoi que ce soit. Ou du moins c’est ce qu’il lui semblait ; et pourtant, en même temps, il souffrait un peu du manque de compagnie adulte. Aussi s’amusait-il à regarder Rudra Cakrin et Joe jouer par terre comme s’il n’y avait pas de lendemain.
Anna, quant à elle, discutait avec Sucandra. Charlie entendit qu’il lui disait :
— Nous donnons des quantités aux patients, très petites, nous notons tout sur des registres, évidemment, et nous évaluons le résultat. Vous savez qu’il y a un élément personnel dans tout traitement. Les gens disent comment ils se sentent. Vous pouvez faire des calculs, des moyennes, je sais que vous faites ça, mais le sentiment subjectif demeure.
Anna hochait la tête, mais Charlie savait ce qu’elle ressentait : cet aspect de la médecine n’était pas scientifique, et ça l’ennuyait. Dans son travail, elle s’en tenait au quantitatif dans toute la mesure du possible, et, pour ce qu’il en savait, précisément pour éviter ce genre de scories subjectives.
Et là, elle disait :
— Mais vous n’êtes pas contre les tentatives d’étude objective de ces questions ?
— Bien sûr que non, répondit Sucandra. La science bouddhiste ressemble beaucoup à la science occidentale de ce point de vue.
Anna hocha la tête, le front plissé, ce qui lui donnait un regard de faucon. Elle avait une définition de la science extrêmement étroite.
— Vous encouragez les études reproductibles ?
— Oui, c’est précisément le bouddhisme.
Du coup, Anna fronça les sourcils : un pli vertical vint barrer les rides horizontales de son front.
— Je pensais que le bouddhisme était plutôt une sorte de sentiment, vous savez, la méditation, la compassion ?