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— Là, c’est parler du but. À quoi mène l’investigation. C’est pareil pour vous, oui ? Pourquoi faites-vous de la science ?

— Eh bien… pour essayer de comprendre les choses, je suppose.

Anna ne se posait même pas la question… Autant lui demander pourquoi elle respirait.

— Et pourquoi ? insista Sucandra en la regardant.

— Eh bien… comme ça.

— Par curiosité ?

— Oui, je suppose.

— Et si la curiosité était un luxe ?

— Comment ça ?

— D’abord, pour ça, il faut avoir le ventre plein. Être en bonne santé, avoir des loisirs, une certaine sérénité. Ne pas souffrir. Alors seulement on peut être curieux.

Anna hocha pensivement la tête.

Sucandra s’en aperçut, poursuivit :

— Donc, si la curiosité est une valeur – une qualité précieuse – une forme de contemplation, ou de prière –, il faut réduire la souffrance pour atteindre cet état. Ainsi, dans le bouddhisme, comprendre contribue à réduire la souffrance, et quand on souffre moins, on peut acquérir davantage de connaissances. C’est exactement comme la science.

Anna se renfrogna. Charlie la regardait, fasciné. Ils touchaient là quelque chose de fondamental chez elle, mais à quoi elle ne réfléchissait jamais. Elle était une scientifique. Autodéfinie par sa fonction. Et la science était la science, une chose à nulle autre pareille.

Rudra Cakrin se pencha pour dire quelque chose à Sucandra, qui l’écouta et posa une question en tibétain. Rudra lui répondit d’un geste en direction d’Anna.

Charlie jeta un rapide coup d’œil – tu vois bien qu’il suit les choses ! C’est évident !

Rudra Cakrin prononça encore quelques mots, sur un ton insistant, à l’adresse de Sucandra, qui dit alors à Anna :

— Rudra voudrait vous demander : À quoi croyez-vous ?

— Moi ?

— Oui. « À quoi croyez-vous ? » C’est ce qu’il demande.

— Je ne sais pas, répondit-elle, surprise. Aux études en double aveugle. Ça, j’y crois.

Charlie ne put s’empêcher d’éclater de rire. Anna rougit et lui flanqua une tape sur le bras.

— Arrête ! C’est vrai !

— Mais je sais bien ! répondit Charlie en riant de plus belle.

Si bien qu’elle se mit à rire, avec tous les autres. Les Khembalais avaient l’air aux anges, tout le monde s’amusait tellement que Joe s’énerva et tapa du pied pour qu’ils arrêtent. Mais il ne réussit qu’à les faire rire de plus belle. En fin de compte, ils durent se retenir pour qu’il ne pique pas une crise de nerfs.

Rudra Cakrin reprit son calme et se replongea dans ses travaux de construction, assis avec Joe au milieu des cubes. Les empiler, les faire tomber. Ils parlaient assurément la même langue.

Les autres les regardaient, sirotant leur thé et leur tendant parfois un cube ou un autre, au fur et à mesure de l’avancement de l’échafaudage. Assis sur les canapés, Sucandra, Padma, Anna, Charlie et Nick parlaient du Khembalung et de Washington DC, et de leurs ressemblances.

Puis une tour de cubes et de poutres tint plus longtemps que les précédentes. Rudra Cakrin l’avait construite avec soin, et la répétition des couleurs était jolie : bleu, rouge, jaune, vert, bleu, jaune, rouge, vert, bleu, rouge, vert, rouge… Elle était assez grande, et normalement Joe l’aurait déjà renversée, mais il semblait aimer celle-là. Il la regardait, bouche bée, figé dans une expression plutôt stupide. Rudra Cakrin regarda Sucandra, dit quelque chose. Sucandra lui répondit très vite, l’air contrarié, ce qui surprit Charlie, et attira l’attention de Drepung et de Padma. Rudra Cakrin prit un cube jaune, le montra à Sucandra, prononça encore quelques mots et le plaça en haut de la tour.

— Ooh, dit Joe.

Il inclina la tête d’un côté puis de l’autre, comme hypnotisé.

— Ça lui plaît, remarqua Charlie.

Au début, personne ne répondit. Puis Drepung dit :

— C’est un vieux schéma tibétain. On l’observe dans les mandalas.

Il regarda Sucandra, qui dit quelque chose en tibétain, d’un ton sec. Rudra Cakrin répondit en douceur et changea de position. Dans le mouvement, son genou heurta un long cylindre bleu de la tour, la faisant tomber. Joe sursauta comme s’il avait été surpris par un bruit dans la rue.

— Ah ga, déclara-t-il.

Les Tibétains reprirent la conversation. Nick expliquait maintenant à Padma la différence entre les baleines et les dauphins. Sucandra alla aider Charlie à ranger un peu dans la cuisine. Finalement, Charlie le mit dehors, embarrassé à l’idée que leurs casseroles seraient considérablement plus propres après son passage, Sucandra les récurant expertement avec un tampon de paille de fer trouvé sous l’évier.

Vers neuf heures et demie, ils prirent congé. Anna proposa d’appeler un taxi, mais ils dirent que le métro était parfait. Ils n’avaient pas besoin qu’on les ramène à la gare :

— Très facile. Et puis intéressant, aussi. Il y a beaucoup de beaux tapis dans les vitrines de cette partie de la ville.

Charlie se retint de leur expliquer que c’était l’œuvre d’Iraniens qui étaient venus à Washington après la chute du Shah. Ce n’était pas un précédent heureux : les Iraniens n’étaient jamais repartis.

Alors, au lieu de cela, il dit à Sucandra :

— Je vais appeler mon ami Sridar et lui demander de vous recevoir. Même si vous ne faites pas appel à sa société, il vous aidera, vous verrez.

— J’en suis sûr. Merci beaucoup.

Et ils se retrouvèrent dehors, dans la nuit embaumée.

4. La science dans la capitale

12

Quoi de neuf au rayon des statistiques désastreuses ?

Le taux d’extinction des espèces marines est maintenant plus rapide que celui des espèces terrestres ; l’effondrement des récifs coralliens entraîne l’extinction de masse des espèces tropicales ; 30 % des espèces tropicales auraient déjà disparu. Les espèces pêchables sont en régression. Menace de disparition des espèces commercialisables. Les Nations unies estiment nécessaire de réduire les quotas de pêche.

La couche arable en diminution de 400 000 hectares par an. La déforestation plus rapide dans les forêts tempérées que dans les forêts tropicales. La superficie des forêts tropicales réduite de 65 %.

Les Indiens consomment en moyenne 200 kilos de céréales par an ; les Américains 800 ; les Italiens 400. Le régime méditerranéen passe pour être le meilleur du monde sur le plan cardio-vasculaire.

On a perdu la trace de 300 tonnes d’uranium et de plutonium de qualité militaire. On signale un taux élevé de mutations de microorganismes près des sites de retraitement de déchets nucléaires. Les antibiotiques ajoutés aux aliments pour le bétail réduisent l’efficacité des antibiotiques à usage humain. Les œstrogènes déversés dans l’environnement seraient responsables de la baisse de fertilité humaine ; le taux de spermatozoïdes est le plus bas jamais constaté.

Rejet annuel de 2 milliards de tonnes de carbone dans l’atmosphère. L’une des cinq années les plus chaudes jamais observées. Le gouvernement fédéral anticipe un taux de croissance de 4 % de l’économie américaine au dernier trimestre.

13

Anna Quibler était dans son bureau et tirait son lait. Sa porte était close, et elle avait fermé les rideaux (installés pour elle). La pompe ronronnait sur trois notes : soupir-chuintement-déclic. Le vide se faisait dans la grande coupelle de succion pendant le chuintement, aspirait son sein gauche distendu et faisait perler des gouttes de lait blanc au bout de son téton. Le lait coulait ensuite par un petit tuyau dans le sachet transparent contenu dans un tube de plastique, qu’elle remplirait jusqu’à la graduation des trois cents grammes.