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Elle y faisait si peu attention, maintenant, qu’elle travaillait sur son ordinateur pendant l’opération. Elle devait juste se rappeler de ne pas laisser déborder le flacon, et de changer de sein. Son sein droit donnait plus que le gauche, alors qu’ils étaient de la même taille, mais c’était un mystère qu’elle avait renoncé à élucider. Elle avait depuis longtemps exploré les détails biologiques et techniques du processus, et en était au stade de la saturation, sinon de l’ennui : elle était trop habituée à cette routine, toujours la même. Il n’y avait rien de neuf à découvrir, alors elle était passée à autre chose. Parce que ce qu’elle aimait, c’était défricher de nouveaux sujets. C’est pour ça qu’elle continuait à cosigner des articles avec ses anciens collaborateurs de Duke, et qu’elle était toujours au comité de rédaction du Journal of Statistical Biology, alors que son travail de directrice de la division bio-informatique de la NSF l’occupait déjà plus qu’à plein temps. En réalité, ce travail était en grande partie administratif, et elle en avait fait le tour, comme du tirage de son lait. Si elle avait encore des choses à apprendre, c’était ailleurs, dans de nouveaux projets.

Pour le moment, l’un de ces projets était un petit travail de recherche sur la façon dont la NSF pouvait aider le Khembalung. Elle naviguait sur le réseau des institutions scientifiques en ligne avec une aisance née d’une longue pratique, clic de souris après clic de souris.

Parmi tous les départements de la NSF, elle avait découvert qu’il y avait un Bureau international des sciences et de l’ingénierie qui réussissait à capter dix pour cent du budget total de la NSF ; c’était impressionnant. Cette structure dirigeait un programme de biologie international qui subventionnait un projet baptisé TOGA, pour « Tropical Océans, Global Atmosphère » – Océans tropicaux, atmosphère globale. Le TOGA finançait des programmes d’études qui prévoyaient souvent l’externalisation de l’infrastructure scientifique montée pour l’occasion : à la fin de la période d’étude, elle était mise à la disposition de l’institution qui l’hébergeait.

Anna, qui avait déjà suivi des programmes d’externalisation de structure pour d’autres projets de la NSF, ajouta celui-ci à la liste. C’était à cause de projets de ce genre qu’on disait, sur le mode humoristique, que le mobile accroché dans l’atrium était censé représenter un marteau et une faucille stylisés, afin que les gens de l’extérieur ne reconnaissent pas la tendance socialisante de la NSF à redistribuer le capital et à faire comme si le monde appartenait à tous de façon équitable. Anna appréciait cette tendance et les projets qui en résultaient, même si elle ne les voyait pas en termes politiques. Elle aimait juste la façon dont la NSF privilégiait le travail plutôt que la théorie ou les discours. C’était aussi sa façon préférée d’agir. Elle préférait les solutions quantifiées aux problèmes quantifiés.

Dans ce cas précis, le problème était la petite île des Khembalais (52 kilomètres carrés, selon leur site Internet), qui se trouvait manifestement dans un endroit beaucoup trop classe pour collaborer aux études en cours sur les inondations du Gange et les marées de tempête de l’océan Indien. Anna envoya des documents par mail à Drepung, avec copie à l’Institut des hautes études du Khembalung, dont il lui avait parlé.

D’après son site, l’Institut se consacrait aux « études médicinales et religieuses », quoi que ça puisse bien vouloir dire, et elle n’avait pas envie de le savoir, mais tout irait bien : si les Khembalais arrivaient à monter un bon dossier, le besoin d’élargir le domaine de recherches de l’Institut pourrait jouer en leur faveur, leurs chercheurs pouvant entrer dans la rubrique « impacts au sens large ».

Elle continua ses recherches sur Internet. L’USGCRP (pour « US Global Change Research Program ») : deux milliards de dollars par an pour appuyer les recherches sur les interactions des changements d’origine naturelle et humaine dans l’environnement mondial et leurs répercussions pour la société. Le SAS-RRC, le Centre de recherche régional pour l’Asie du Sud, basé au Laboratoire national de physique de New Delhi. Des stations au Bangladesh, au Népal et dans l’île Maurice… La Chine et la Thaïlande, les études sur les émissions de gaz à effet de serre… L’INDOEX, l’Indian Ocean Experiment, qui s’intéressait aussi aux gaz à effet de serre, tout comme son émanation, le projet ABC, pour Asian Brown Cloud, qui étudiait le brouillard de plus en plus épais sous lequel disparaissait le sud de l’Asie, et qui provoquait des moussons irrégulières, avec les conséquences désastreuses que cela supposait. En tout cas, le Khembalung était bien placé pour participer à l’étude. Tout comme à l’ALGAS[5] et au LOICZ[6]. Hmm. Sauf que ceux-là devaient être un peu à court d’argent. Le Sri Lanka était en pointe dans le domaine de la modélisation des estuaires – le Khembalung ferait un site d’étude idéal. La formation, le travail sur le Net, le budget du cycle biogéo-chimique, la modélisation socio-économique, les impacts sur les systèmes côtiers d’Asie du Sud. Elle indexa le site, l’ajouta au mail. Un organisme de recherche dans le delta du Gange serait bien utile à tous les partenaires…

— Et merde !

Quelle idiote… Elle avait trop rempli le biberon de lait. Ce n’était pas la première fois. Elle coupa la pompe, transvasa un peu de lait du biberon trop plein dans un biberon à sachet de cent cinquante grammes. Elle en remplissait toujours quelques-uns, ce qui permettait à Charlie de donner un peu de rab ou un petit en-cas à Joe quand il avait particulièrement faim. Elle n’avait jamais raconté à Charlie que la plupart de ces « en-cas » découlaient de sa distraction. Et Joe ayant souvent très faim, d’après Charlie, ils étaient bien utiles.

Quant à elle, elle mourait de faim. Comme toujours après ces séances de tétée artificielle. Elle avait vaguement calculé – les éléments qu’elle avait trouvés sur le sujet étaient assez sommaires – que chaque demi-litre de lait qu’elle se tirait correspondait à quelques milliers de calories brûlées la veille. Quoi qu’il en soit, elle pouvait courir, la conscience tranquille, et avec un grand plaisir, vers la pizzeria et manger tout son content. En réalité, il fallait absolument qu’elle mange quelque chose, ou elle aurait des vertiges.

Mais d’abord, il fallait qu’elle se tire un peu de lait de l’autre sein, sinon elle ne serait pas à l’aise. Elle rangea donc le flacon de trois cents grammes dans le petit réfrigérateur, puis remplit, avec l’autre sein, le biberon de cent cinquante grammes, tout en lançant l’impression de la liste des sites qu’elle avait visités. Elle pourrait ainsi rédiger des notes tout en mangeant, avant d’oublier ce qu’elle avait trouvé.

Elle appela Drepung sur son portable.

— Drepung, vous ne voudriez pas venir déjeuner avec moi ? J’ai des idées sur la façon dont vous pourriez obtenir, de la NSF et d’autres organismes, une aide scientifique pour le Khembalung.

— Oui, bien sûr, Anna, merci beaucoup. Si vous voulez, on peut se retrouver dans vingt minutes à la Food Factory. Là, j’essaie d’acheter des chaussures à Rudra, dans la rue, tout près.

— Super ! Quel genre de chaussures cherchez-vous ?

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5

Asia Least Cost Greenhouse Gas Abatement Strategy : projet de stratégie de réduction au moindre coût des gaz à effet de serre en Asie. (N. d. l. T.)

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6

Land Ocean Interaction in the Coastal Zones : interaction terre-océan dans les zones côtières. (N. d. l. T.)