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— Des chaussures de sport. Il va adorer ça.

En allant prendre l’ascenseur, elle tomba sur Frank.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-il en indiquant la liste.

— Des infos pour les Khembalais, répondit-elle. Les programmes que nous suivons ou auxquels nous participons et qui pourraient les aider.

— À étudier la façon de s’adapter à l’élévation du niveau de la mer ?

— Pas seulement, répondit-elle en fronçant les sourcils. En s’y prenant bien, on pourrait leur procurer une aide structurelle importante.

— Tant mieux. Mais tu sais, en fin de compte, les études ne suffiront pas. Et la NSF n’a pas de baguette magique pour apporter un remède aux problèmes. Elle se contente de financer des études pour ses clients.

Le commentaire de Frank tarabustait Anna, et, après un agréable déjeuner avec Drepung, elle remonta dans son bureau et appela Sophie Harper, qui faisait le lien entre la NSF et le Congrès.

— Sophie, la NSF ne lance jamais d’appels à des projets de recherche ?

— Plus depuis longtemps. Sa politique générale consiste à répondre aux demandes.

— Et il n’y aurait pas moyen que la NSF, euh, fixe le programme, si vous voyez ce que je veux dire ?

— Non, pas vraiment. Nous demandons des fonds au Congrès selon des procédures très spécifiques, et les budgets qui nous sont alloués le sont pour des projets définis.

— Alors nous devrions pouvoir accorder un financement à des choses radicalement différentes ?

— C’est ce que nous faisons. Je pense que ce qu’il faut se dire, c’est que c’est la science qui fixe le programme. En réalité, c’est pour ça que les commissions des finances ne nous aiment pas beaucoup.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est elles qui tiennent les cordons de la bourse, mon chou ; et que ces gens-là sont très jaloux de leurs prérogatives. J’ai entendu des sénateurs qui croient que la Terre est plate me demander : « Est-ce que vous essayez de me dire que vous savez mieux que moi ce qui est bon pour la science ? » Et c’est exactement ce que je fais, bien sûr, parce que c’est vrai, mais que voulez-vous que je réponde ? Voilà le genre d’individus avec qui nous sommes parfois obligés de composer. Même la meilleure des commissions éprouve une révulsion fondamentale pour l’autonomie de la science.

— Mais la seule liberté dont nous disposons est celle d’étudier des choses.

— Je ne comprends pas ce que vous racontez.

— Moi non plus, soupira Anna. Écoutez, Sophie, merci. Je reviendrai vers vous quand j’aurai une idée plus précise de ce que j’essaie de vous demander.

— Pas de problème. Regardez les pages « Qui sommes-nous ? » de la NSF sur notre site. Vous en apprendrez beaucoup.

Anna raccrocha et suivit son conseil.

Elle n’avait jamais eu l’occasion de parcourir les pages historiques du site Internet ; elle n’avait pas la passion du passé. Mais elle attachait de l’importance à l’avis de Sophie, et, en les lisant, elle se rendit compte qu’elle avait raison. Anna travaillait à la Fondation depuis si longtemps qu’elle avait l’impression d’en connaître l’histoire de A à Z. Ce n’était pas vrai.

Au départ, c’était l’histoire du combat plus ou moins victorieux de la science pour étendre son emprise sur le monde. Après la Seconde Guerre mondiale, Vannevar Bush, qui avait dirigé le Bureau de la science et de la technologie pendant le conflit, avait milité pour la création d’une agence fédérale permanente destinée à soutenir la recherche fondamentale, au motif que c’était la science – le radar, la pénicilline, la bombe – qui avait gagné la guerre. Le Congrès, convaincu, avait voté une loi qui avait permis la création de la NSF.

Mais le kriegspiel ne s’était pas arrêté là, le Congrès et le Président contestant aux chercheurs le fait qu’ils aient leur mot à dire quant à la définition de la politique nationale. Truman avait commencé par imposer que la Fondation soit dirigée par un comité de directeurs choisis par le Président. Ensuite, Nixon avait supprimé le Bureau de la science et de la technologie, dirigé, de fait, par la NSF, le remplaçant par un unique « conseiller scientifique ». Le congrès Gingrich avait enfoncé le clou en abolissant son Bureau d’évaluation technologique. Les administrations Bush avaient tiré un trait sur les budgets des principaux programmes scientifiques, les uns après les autres. Et ça continuait.

Il n’arrivait qu’occasionnellement, dans ce combat politique, que la science se regroupe et remporte quelques rounds. Après les Spoutniks, les savants avaient été invités à remonter sur le ring. Le budget de la NSF avait été surgonflé. Et dans l’activisme des années 1960, la NSF avait accouché d’un programme baptisé IRRPOS, pour « Interdisciplinary Research Relevant to Problems of Our Society ». Tout un programme, en effet… Quelle époque !

Cela dit, réflexion faite, cet intitulé ronflant décrivait particulièrement bien ce qu’Anna avait en tête quand elle avait appelé Sophie : la « recherche interdisciplinaire, relative aux problèmes de la société » – n’était-ce vraiment qu’une idée farfelue typique des années 1960 ?

Par la suite, l’IRRPOS était devenu le RANN, « Research Applied to National Needs ». Les problèmes de la société avaient cédé le pas devant les besoins nationaux, et le RANN avait été supprimé pour avoir été trop appliqué ; le président Nixon n’avait pas apprécié qu’il s’élève contre les missiles de défense antibalistiques. À peu près au même moment, il créait l’EPA, l’Agence de protection de l’environnement, qui ne dépendait plus du Congrès mais était placée directement sous son autorité.

Le combat pour le contrôle de la science se poursuivait. Il était clair pour Anna que beaucoup d’administrations et de Congrès ne voulaient tout simplement pas entendre parler d’évaluation de la technologie, pas plus que de l’environnement. De crainte sans doute qu’ils ne viennent entraver la marche des affaires. Ils ne voulaient rien savoir.

Et pour Anna, il ne pouvait y avoir de plus grand crime intellectuel. Elle n’arrivait pas à comprendre qu’on puisse ne pas vouloir savoir. Ce qui ne les empêchait pas de vouloir mener la danse. C’était dingue. Même Joe avait plus de sens commun. Comment pouvait-il y avoir des gens pareils, à quoi pouvaient-ils bien penser ? Sur quelles bases échafaudaient-ils un mélange aussi incohérent de désirs, comment pouvaient-ils vouloir à ce point rester dans l’ignorance tout en s’accrochant au pouvoir ? Étaient-ce deux éléments de la même dinguerie ?

Elle coupa court à cet enchaînement de pensées et lut l’article jusqu’au bout. « Aucune agence n’opère dans le vide », disait-il. Quelle façon de présenter les choses ! La NSF avait encaissé des coups, elle avait prospéré, stagné, s’était adaptée – elle avait survécu tant bien que mal. Et malgré toutes ces vicissitudes, ses principes de base et ses méthodes avaient tenu bon, au service de la recherche fondamentale, accordant des subventions au lieu de marchander des contrats ; prenant des décisions grâce à l’évaluation par ses pairs et non par caprice bureaucratique ; embauchant des savants compétents pour créer un bureau permanent et recrutant du personnel temporaire parmi les experts de pointe dans tous les domaines.

Anna y croyait. Elle croyait qu’ils avaient fait un bien démontrable. Cinquante mille demandes de subvention par an, quatre-vingt mille personnes pour les étudier, dix mille projets financés, vingt mille bourses en cours d’attribution. Tout cela pour étendre la connaissance scientifique et l’influence de la science sur les affaires humaines.

Elle se cala contre son dossier. Toute cette recherche fondamentale, tout ce bon travail… Et pourtant, voyez l’état du monde, allez savoir pourquoi, ça n’avait pas suffi. Il allait peut-être falloir qu’ils envisagent de s’y prendre autrement.