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Le vieil homme fit un pas en avant, se détachant du groupe, et s’inclina quatre fois, en direction des quatre points cardinaux, les mains jointes devant lui. Il abaissa son menton sur sa poitrine et chanta sur une note aussi grave que celle des trompes, qui se divisa en deux sons : une note de tête éclatante, clairement distincte, et une basse profonde, sonore, toutes les deux aussi surprenantes de la part de ce frêle vieillard. Il s’approcha de la porte de l’agence, toucha les montants, d’un côté, puis de l’autre, et s’exclama sèchement :

— Rig yal ba ! Chos min gon pa !

Les autres lui répondirent en chœur :

— Jetsun Gyatso !

Le vieil homme s’inclina devant eux. Et, tous ensemble :

— Om !

Ils entrèrent en file indienne dans la petite boutique, les joueurs de trompe faisant pivoter leurs longs instruments de musique pour les insinuer dans l’ouverture.

Un jeune moine ressortit. Il prit un petit carton rectangulaire dans sa large manche, décolla les rubans protecteurs des adhésifs double face collés au dos et le fixa soigneusement à la vitrine, à côté de la porte. Puis il rentra à l’intérieur.

Anna s’approcha de la vitre. Sur le carton était inscrit :

AMBASSADE DU KHEMBALUNG

Une ambassade ! Et d’un pays dont elle n’avait jamais entendu parler. D’un autre côté, ça n’avait rien d’étonnant. Les nouveaux pays poussaient comme des champignons, ces temps-ci. C’était l’une des stratégies préférées des Nations unies, en matière de règlement de conflit. Peut-être la création de ce Khembalung était-elle consécutive à la conclusion d’un accord dans une partie troublée de l’Asie.

Enfin, d’où que viennent ses ressortissants, c’était un drôle d’endroit pour une ambassade. On était loin du quartier des ambassades de Massachusetts Avenue, avec son architecture improbable, ses drapeaux étranges et ses jardins paysagers onéreux. Très loin de Georgetown, de Dupont Circle, du carrefour Adams-Morgan, de Foggy Bottom, de la colline du Capitole ou de n’importe lequel des lieux d’implantation traditionnels d’une ambassade digne de ce nom. Franchement, Arlington… pis encore : le bâtiment de la NSF !

Enfin, c’était peut-être une nation scientifique.

Satisfaite de cette idée, contente qu’il y ait du nouveau dans le bâtiment, Anna se rapprocha encore et essaya de lire les petits caractères en bas du panonceau.

Celui qui l’avait collé sur la vitrine ressortit. C’était un jeune homme au visage rond et au crâne rasé. Il regarda Anna. Il avait des yeux noirs, expressifs, et une petite bouche mobile à la Betty Boop.

— Je peux vous aider ? demanda-t-il avec ce qui évoqua pour Anna un accent indien.

— Oui, répondit-elle. J’ai assisté à votre cérémonie d’arrivée, et ça m’a intriguée. Je me demandais d’où vous veniez.

— Merci de votre intérêt, répondit poliment le jeune homme avec un sourire et une inclinaison de tête. Nous venons du Khembalung.

— Oui, c’est ce que j’ai vu, mais…

— Ah… Notre pays est une nation insulaire, située dans le golfe du Bengale, près du delta du Gange.

— Je vois, répondit Anna, surprise. (Elle les aurait plutôt vus dans l’Himalaya.) J’avoue que c’est la première fois que j’en entends parler.

— Ce n’est pas une grande île. Disons que le statut de nation nous a été accordé récemment. Nous venons seulement de réussir à constituer une représentation.

— Bonne idée. À vrai dire, je m’étonne de voir une ambassade s’installer ici. Je n’aurais jamais pensé que l’endroit s’y prêtait.

— Nous l’avons choisi avec beaucoup de soin, répondit le jeune moine.

Ils se regardèrent un moment.

— C’est vraiment intéressant, dit enfin Anna. Eh bien, je vous souhaite une bonne installation. Je me réjouis que vous soyez parmi nous.

— Merci, dit-il en opinant du chef.

Anna prit congé sur un hochement de tête, mais, comme elle s’éloignait, quelque chose attira son regard, et elle se retourna à nouveau. Le jeune moine était encore sur le seuil de la porte et regardait en direction de la pizzeria, de l’autre côté de l’atrium, avec une petite grimace de désespoir.

Anna reconnut aussitôt cette expression. À la naissance de Nick, son fils aîné, elle était restée à la maison avec lui, les premiers mois de sa vie se fondant maintenant pour elle dans une sorte de brouillard. Son travail lui avait manqué, elle ne pouvait pas travailler de chez elle, et comme à la fin de son congé maternité il était clair qu’ils avaient besoin d’elle au bureau, elle avait repris le collier, jonglant avec Charlie et des baby-sitters pour s’occuper de Nick. Finalement, ils avaient trouvé une crèche à Bethesda, près du métro. Au début, Nick poussait des hurlements à fendre l’âme chaque fois qu’elle l’y déposait. Avec le temps, il avait paru s’y faire. Et elle s’y était habituée, elle aussi, comme on finit toujours par encaisser la petite souffrance quotidienne de la séparation. C’était comme ça, et voilà tout.

Et puis, un jour qu’elle avait emmené Nick à la crèche – c’était devenu habituel, à ce moment-là –, il n’avait pas pleuré quand elle lui avait dit au revoir, il n’avait même pas eu l’air ennuyé, ni même donné l’impression de s’en rendre compte. Mais, elle n’aurait su dire pourquoi, elle s’était arrêtée pour le regarder par une fenêtre, et là, sur son visage, elle avait lu un mélange de désespoir et de détermination – la détermination de ne pas pleurer, de survivre à une nouvelle et interminable journée d’ennui –, une expression à briser le cœur, sur le visage d’un tout petit enfant comme ça. Et ça lui avait bel et bien brisé le cœur. Elle n’avait pu retenir ses larmes, elle avait même failli faire demi-tour pour retourner le serrer dans ses bras et le réconforter. Et puis elle avait réfléchi à la peine que lui feraient de nouveaux adieux, et avec une horrible sensation de déchirement, une sorte de désespoir englobant le monde entier, elle était partie.

C’est exactement l’expression qu’elle venait de lire sur le visage de ce jeune homme. Elle s’arrêta net, avec la même impression de recevoir un coup de poignard en plein cœur que cinq ans plus tôt. Qui pouvait dire ce qui avait obligé ces gens à venir du bout du monde ? Comment savoir ce qu’ils avaient abandonné derrière eux ?

Elle revint vers lui.

En la voyant approcher, il se redonna une contenance.

— Oui ?

— Écoutez, dit-elle, il y a longtemps que je travaille ici. Si vous voulez, plus tard, quand vous voudrez, je pourrai vous montrer quelques endroits où on mange bien, dans le coin.

— Oh oui, merci, dit-il. Ce serait vraiment gentil.

— Y a-t-il un jour où ça vous arrangerait ?

— Eh bien… nous finirons tôt ou tard par avoir faim, aujourd’hui, dit-il avec un sourire.

Un doux sourire, pas comme celui de Nick.

Elle lui sourit à son tour, se sentant contente.

— Je reviendrai vers une heure et je vous emmènerai dans un bon endroit, si vous voulez.

— C’est vraiment gentil. Nous apprécions beaucoup.

Elle hocha la tête.

— Alors, à une heure.

Dit-elle en revoyant mentalement son emploi du temps pour la journée. Le sandwich, bien emballé, pourrait attendre dans le petit frigo de son bureau.

Elle retourna vers les ascenseurs sud. Elle attendait quand Frank Vanderwal la rejoignit. Ils se saluèrent, et elle dit :

— Hé, j’ai un sujet intéressant pour toi.

Il leva comiquement les yeux au ciel.

— Il y a quelque chose pour un vieux blasé comme moi ?