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Des primates au volant. Des fous du volant, assurément ! À les voir, on se disait qu’ils étaient tous voués à mourir dans des carambolages en série. Toutes ces voitures auraient dû se rentrer dedans en une gigantesque frénésie d’autodestruction, un autodafé global.
Mais c’étaient des primates, des créatures sociales. Leur cerveau s’était hyperdéveloppé afin de leur permettre d’effectuer les calculs nécessaires pour s’entendre entre eux. C’étaient les mêmes parties du cerveau qui servaient à conduire dans une circulation dense ; les feintes et les frustrations étaient accompagnées par la satisfaction presque subliminale de remporter une victoire, ou les ententes conjoncturelles et peu enthousiastes en vue d’un avantage mutuel. Que ce pauvre crétin rejoigne notre file avant la fin de la bretelle d’accès, ça se révélera payant à long terme, on s’y retrouvera sur la vitesse globale du trafic. Ainsi raisonnait le petit primate.
Quand les choses se passaient bien. Mais on voyait aussi, de temps à autre, des gens qui se conduisaient mal. On se serait cru dans une partie géante de dilemme du prisonnier, un jeu classique faisant intervenir deux prisonniers séparés à qui on demandait de trahir l’autre, avec une promesse de libération à la clé. Selon le barème de notation standard des modélisations informatiques, si les prisonniers étaient loyaux l’un envers l’autre et ne disaient rien, on leur attribuait trois points à chacun ; si l’un des deux trahissait et pas l’autre, le traître recevait cinq points et l’autre zéro. Avec ce système de notation, si on jouait au jeu de façon répétée, une première itération montrait qu’il valait mieux trahir systématiquement. C’était la stratégie qui rapportait le plus de points à long terme, d’après les simulations… quand on ne jouait qu’une fois avec des étrangers qu’on ne revoyait jamais. La circulation se rapprochait évidemment de cette configuration.
Mais l’ombre de l’avenir faisait toute la différence. Au fond, on se retrouvait tous les jours dans le même embouteillage, avec la même population de joueurs. Donc, si on jouait comme si on rencontrait tous les jours les mêmes adversaires, ce qui était le cas, d’une certaine façon, on apprenait à les connaître, de même qu’ils apprenaient des choses sur nous, et certaines stratégies élaborées étaient plus payantes que la trahison systématique. La première de ces stratégies, dite du « donnant, donnant », consistait à faire à l’adversaire ce qu’il vous avait fait la fois précédente. Elle rapportait plus que de trahir systématiquement. C’était une découverte assez encourageante, d’une certaine façon, parce que ça pouvait mener au meilleur comme au pire, et que le pire était un combat sans fin. Des tests ultérieurs avaient fait apparaître des versions révisées, couronnées de succès divers, du « donnant, donnant », comme le « donnant, donnant généreux », qui consistait à accorder une trahison à l’adversaire avant de lui rendre la pareille, ou le « toujours généreux », qui marchait bien, dans certaines conditions limitées. Ou – et c’était la stratégie dominante, d’après Frank, un donnant, donnant aléatoirement généreux, qui consistait à pardonner une trahison à l’adversaire avant de lui rendre la monnaie de sa pièce, mais seulement une fois sur trois, de façon randomisée : on ne se faisait pas régulièrement avoir par l’une des stratégies moins coopératives, mais on pouvait encore, le cas échéant, se sortir d’une spirale mortelle de type donnant, donnant. Différentes versions de ces stratégies aléatoires, fermes mais justes, semblaient mieux marcher quand on rencontrait toujours le même adversaire.
Dans la circulation, au travail, dans toutes sortes de relations, la vie sociale n’était qu’une succession de dilemmes du prisonnier. S’opposer ou coopérer ? Faire preuve d’égoïsme ou de générosité ? L’idéal aurait été de pouvoir toujours compter sur les autres pour coopérer, et de pouvoir tranquillement se montrer généreux ; mais, dans la vie réelle, les gens se révélaient indignes de cette confiance. Cette prise de conscience était peut-être l’un des plus grands chocs de l’adolescence. Et il y en avait, hélas, chez qui elle se produisait à un âge encore plus tendre. Après ça, il fallait gérer les situations au cas par cas, chacun élaborant sa stratégie en fonction de son histoire personnelle, ou de sa personnalité, comment savoir ?
La circulation n’était pas l’endroit idéal pour essayer d’en décider. S’arrêter, repartir, s’arrêter, repartir, pare-chocs contre pare-chocs. Frank s’émerveillait que certains clignotants réussissent à exprimer une envie désespérée de changer de file, alors que d’autres semblaient patients et dignes. Le rythme du clignotement, peut-être, ou la façon dont le véhicule se rapprochait de la file dans laquelle il voulait s’insinuer. Peut-être un clignotement rapide avait-il l’air insistant et geignard, alors qu’un clignotement lent évoquait une inertie déterminée…
C’était une mauvaise idée de prendre le Beltway, de toute façon. D’une façon générale, sur le périph, les conducteurs étaient des traîtres. Frank avait défini comme principe général que les conducteurs de la côte Est étaient moins généreux que les Californiens. Sur la côte Ouest, ils pratiquaient le donnant, donnant, ou même le ferme mais juste, parce que ça faisait avancer les choses plus vite. Enfin, ça voulait peut-être seulement dire que les Californiens avaient survécu à beaucoup plus d’embouteillages sur l’autoroute. Les gens apprenaient à jouer à ce jeu-là depuis leur plus tendre enfance, assis dans leur siège pour bébé, et c’est comme ça que sur les autoroutes californiennes, quand deux voies fusionnaient, les voitures s’intercalaient comme les dents d’une fermeture Éclair, à une vitesse impressionnante, chacun comptant sur les autres pour connaître le jeu et respecter la règle. Même les jeunes mâles coopéraient. Dans ce domaine, sinon dans les autres, la Californie était vraiment à la pointe du progrès, le fer de lance de l’évolution del’Homo automobilicus.
Alors que là, sur le Beltway, c’était la trahison généralisée. Comme si tout le monde s’ingéniait à gagner un point en provoquant un accident. Surtout les gros 4×4. Tous des traîtres. Et puis il y avait les petites voitures qui cédaient toujours, les poires. Une combinaison effroyable. D’une lenteur qui défiait l’observation. Tellement lent, tellement superflu que ça donnait envie de hurler.
Et de temps en temps, Frank hurlait. Encore une satisfaction de primate offerte par la circulation : vous pouviez injurier des gens qui se trouvaient à trois mètres de vous, ils ne vous entendaient pas. Le cerveau simiesque n’avait aucune explication à ça ; c’était une sorte de phénomène magique, de « sublime technologique », selon la formule consacrée : l’émotion ressentie quand notre cerveau de primate n’arrivait pas à trouver une explication naturelle à ce qu’il voyait.
Parce que c’était bel et bien sublime, d’échapper à toute contrainte et d’invectiver férocement quelqu’un qui se trouvait tout près sans avoir à redouter les conséquences d’une transgression sociale aussi grave. C’était peut-être moins satisfaisant que la coopération, mais c’était peut-être plus rare. Et de toute façon, c’était déjà quelque chose.
Il avançait au pas avec sa voiture, en jurant. Il n’aurait jamais dû prendre le périph. Il était toujours saturé, à cette heure-ci. Avancer d’un centimètre, s’arrêter. Invectiver les traîtres et les poires. Avancer d’un centimètre…
La circulation était vraiment bloquée, et Frank se rendit à l’évidence : il allait arriver en retard. Et juste le premier jour de son panel bio-informatique ! Il devait arriver à l’heure pour le faire démarrer ; il n’y avait pas une minute de creux dans le programme. Les panélistes venaient d’un peu partout. Ils avaient dû passer la soirée de la veille à se barber en ville, et il arrivait souvent qu’il n’y ait pas assez d’eau chaude au Holiday Inn du Ballston Complex pour que tout le monde puisse prendre sa douche en même temps, alors il y avait de fortes chances pour que certains soient grognons. Ils devaient déjà commencer à se réunir en ce moment même, dans la salle de conférences du deuxième étage, prêts à s’y mettre et sentant bien qu’ils n’auraient jamais le temps d’étudier toutes les demandes de subvention à l’ordre du jour. Frank avait volontairement chargé le programme, et ils avaient des avions à prendre, le lendemain soir, pour rentrer chez eux, des avions qu’ils ne pouvaient pas se permettre de rater. Il n’y avait pas d’embouteillage qui tienne : arriver en retard dans ces circonstances serait vraiment cavalier. Il essuierait des regards réprobateurs, peut-être même une ou deux réflexions de Pritchard ou de Lee ; il devrait se justifier, faire des excuses. Ça pourrait interférer avec ses plans. Il traita de tous les noms le conducteur d’une voiture qui lui avait inutilement coupé la route.