Et puis, en arrivant au niveau de la route 66, il décida, sur un coup de tête, de la prendre, alors qu’à cette heure-ci elle était réservée au covoiturage. Normalement, il jouait le jeu, mais là, il était tellement désespéré qu’il prit la bretelle et s’engagea sur la route 66, où on roulait mieux, en effet. Tous les véhicules étaient occupés par au moins deux personnes, bien sûr, et Frank resta sur la file de droite en se faisant le plus discret possible, comptant, pour empêcher un trop grand nombre de gens de remarquer sa transgression, sur le fait que, dans les voitures occupées par plusieurs passagers, l’attention était souvent tournée vers l’intérieur. Évidemment, les voitures de police qui patrouillaient sur l’autoroute traquaient les contrevenants comme Frank, et il prenait un risque qu’il aurait préféré éviter, mais le risque lui paraissait moindre que de rester sur le périphérique et d’arriver en retard.
Il conduisit donc, en proie à une certaine tension, lorsqu’il put enfin indiquer qu’il sortait à Fairfax. Mais, en approchant de la bretelle de sortie, il vit une voiture de police garée sur le bas-côté. Les flics regagnaient leur véhicule après avoir réglé son compte à un transgresseur de son espèce. Il suffirait qu’ils lèvent les yeux pour le repérer.
Un gros semi-remorque ralentit pour sortir juste devant lui. Sans prendre le temps de réfléchir, encore une fois, Frank appuya sur l’accélérateur, doubla le camion par la gauche afin de se dissimuler à la vue des flics, puis il se rabattit devant le monstre, en accélérant pour ne pas lui faire une queue de poisson : avec largement la place, et sans faire le malin. Il serra à droite, prit la bretelle de sortie en ralentissant à cause du feu qu’il savait se trouver après le virage.
Tout à coup, il y eut un rude coup de klaxon juste derrière lui. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur, qui était rempli par la calandre du semi-remorque, ses phares à peu près à la hauteur du toit de sa voiture. Frank appuya sur l’accélérateur.
Puis, comme il se rapprochait de la voiture qui se trouvait devant lui, il dut freiner. Tout à coup, le camion le dépassa par la gauche, exactement comme il l’avait doublé, mais il dut, pour cela, monter sur le bas-côté incliné. Frank jeta un coup d’œil au chauffeur et vit un visage furibard, écumant de rage, penché vers lui. Des cheveux longs, gras, un faciès rougeaud, moustachu, une colère irrépressible.
Frank le regarda à nouveau et haussa les épaules, avec une grimace et un geste qui voulaient dire « Quoi ? », puis il freina pour que le gars puisse se rabattre devant lui. Il s’en félicita, parce que l’autre lui fit une queue de poisson, manquant de peu son phare avant gauche. Si Frank n’avait pas ralenti, il l’aurait envoyé dans le décor. Quel con !
Puis le type donna un coup de frein si brutal que Frank manqua lui rentrer dedans, ce qui aurait été un désastre, compte tenu de la hauteur du camion : le pare-brise de Frank se serait encastré dans l’arrière de la caisse.
— Putain de merde ! s’exclama-t-il, choqué. Espèce de salaud ! Je ne t’ai même pas effleuré !
Puis le camion s’arrêta pour de bon, en plein milieu de la sortie.
— Nom de Dieu ! Le sacré fumier d’idiot ! hurla Frank.
Peut-être avait-il serré le type de plus près qu’il ne l’avait cru. Ou alors, le type le persécutait pour avoir emprunté la route 66 alors qu’il était seul dans sa voiture. Mais ce crétin en faisait bien autant ! C’est alors que la portière du camion s’ouvrit. Le conducteur sauta à terre et s’approcha en roulant des mécaniques. Il regarda Frank qui criait toujours, s’arrêta, darda vers lui un doigt tremblant et plongea vers l’arrière de son camion, où il prit une barre à mine.
Frank passa la marche arrière, recula, freina, repassa en marche avant et accéléra en balançant le volant afin de doubler le camion par la droite. Les gens, derrière eux, klaxonnaient, mais ils ne connaissaient pas la moitié de l’histoire. Frank s’engouffra dans la file maintenant déserte, en hurlant des jurons triomphants à l’intention du dingue.
Malheureusement, une voiture attendait au feu rouge, au bout de la bretelle de sortie, et Frank dut s’arrêter. Au même instant, il y eut un choc sourd, et il fut projeté vers l’avant. Le camion lui était rentré dedans par l’arrière, très violemment.
— ESPÈCE D’ENCULÉ ! beugla Frank, maintenant terrorisé.
Il avait affaire à un fou ! Le camion reculait, probablement pour lui rentrer dedans à nouveau, alors il repassa la marche arrière, et fonça dans le camion avec sa petite Honda. Il eut l’impression d’être rentré dans un mur. Puis il repassa la marche avant et se coula dans l’espace laissé libre à droite de la voiture arrêtée au feu, tourna à droite et s’insinua en accélérant à fond entre deux voitures qui filaient sur la route principale, ce qui lui valut d’autres coups de klaxon hargneux. Il regarda dans son rétroviseur. Le feu était passé au vert, le camion tournait pour le suivre, et il n’était pas loin.
— Et merde !
Frank accéléra, vit une trouée dans la circulation qui arrivait en face, et effectua un demi-tour sur les chapeaux de roue, traversant toutes les voies pour prendre Glebe Road – dans la mauvaise direction pour aller à la NSF. Il roula pied au plancher en slalomant frénétiquement entre les voitures qu’il doublait à toute vitesse, regardant dans son rétroviseur quand il pouvait. Le camion apparut dans le lointain, s’engageant sur Glebe après lui. Frank poussa un juron, désespéré.
Il décida d’aller tout droit vers une caserne de pompiers qu’il se rappelait avoir vue sur Lee Highway. Il tourna à gauche dans Lee en accélérant autant que le lui permettait sa petite voiture à pile à combustible, prit la direction du parking, y entra dans un grand bruit de freins, descendit de voiture et courut vers le bâtiment en regardant dans Lee, vers Glebe.
Mais le fou ne se montra pas. Il avait disparu. Perdu sa trace, ou cessé de s’intéresser à lui. Décidé de persécuter quelqu’un d’autre.
Tout en fulminant, Frank alla voir l’arrière de sa voiture. Pas de dégâts apparents, étonnamment. Il se remit au volant et retourna vers le sud et le bâtiment de la NSF en revivant l’expérience. Incapable de penser à autre chose. Il n’avait pas idée des raisons pour lesquelles tout cela était arrivé. Il avait dépassé le type, mais ne lui avait pas vraiment coupé la route, et même s’il était vrai qu’il avait emprunté la route 66 alors qu’il n’en avait pas le droit, le type était dans le même cas. C’était inexplicable. Il se prit à penser que face à un tel comportement les modélisations comme le dilemme du prisonnier étaient vaines. Certaines personnes ne réfléchissaient pas d’une façon rationnelle. Surtout pas, peut-être, celles qui conduisaient des semi-remorques trop gros, et plus particulièrement un camion crasseux et bugné de partout, au lieu d’un de ces cuirassés de la route qui donnaient l’impression de sortir de l’usine et que pilotaient les charpentiers de la région gonflés aux stéroïdes. Alors peut-être que c’était un problème de classe, le ressentiment d’un bouffeur de pétrole au chômage envers un bureaucrate en voiture à pile à combustible. La revanche du passé sur le futur, le réactionnaire qui attaquait le progrès, le pauvre qui agressait le mec à l’aise. Un mâle bêta dans un engin bêta, furieux qu’un mâle alpha puisse se croire alpha au point de pouvoir doubler une machine bêta et s’en tirer comme ça.