Quelque chose dans ce goût-là. Une espèce de paumé, de déjanté de trou du cul de loser, qui avait déjà trop bu à sept heures du matin et qui avait pété les plombs.
Frank se retrouva malgré tout dans le parking de la NSF juste à temps pour prendre l’ascenseur et arriver au deuxième étage avant d’être en retard. Il se précipita dans les toilettes des hommes, s’aspergea le visage d’eau pour se laver la tête de l’affreux incident. Cela dit, la péripétie était tellement étrange et désagréable qu’il n’eut pas particulièrement de mal à reprendre le dessus, et à passer à la suite. Une horreur incongrue est facile à chasser de son esprit. Il était temps de se concentrer sur le travail de la journée. Le programme du panel était verrouillé par les gens qu’il y avait conviés. La peur qu’il avait eue sur la route et qui lui avait glacé le sang n’avait fait que nourrir sa détermination.
On leur avait attribué une salle de conférences dont la grande baie vitrée donnait sur les autres locaux de la NSF, et les panélistes qui venaient là pour la première fois observaient la ruche de bureaux en faisant les commentaires habituels sur Fenêtre sur cour et autres banalités.
— Une sorte d’ersatz de collégialité, disait l’un d’eux, sans doute Nigel Pritchard.
— Comme ça, les gens ne peuvent pas faire autrement que de travailler.
Dans la savane, pour avoir une vue pareille, il fallait se trouver en un point surélevé, où le groupe se reposait dans une sécurité relative, à l’affût de tout ce qui comptait un peu dans la vie des individus. Au royaume de l’épouillage, du babillage, des conflits d’influences. L’idéal, en d’autres termes, pour un panel d’évaluation de demandes de subvention. C’était, au fond, l’un des éternels sujets de conversation : qui va-t-on laisser entrer, qui va-t-on éjecter ? Une économie de groupe basique, de crédit social, d’accès à la nourriture et aux femelles – chaque chose mesurée et échangée en termes manichéens. Oui, encore un dilemme du prisonnier. On n’en sortait jamais.
Mais Frank aimait bien celui-là. Il était très nuancé par rapport à bien d’autres, et c’était l’un des rares à échapper encore au monde de l’argent. L’évaluation par des collègues anonymes – un travail bénévole – un scandale !
Mais la science ne marchait pas comme le capitalisme. C’était là que le bât blessait, c’était l’un des rares écueils dans le dysfonctionnement général du monde. Le capitalisme menait le monde, mais l’argent était une mesure trop simpliste et inadéquate de la richesse générée par la science. Au cours d’une carrière scientifique, on accumulait un capital de crédit en faisant cadeau au système d’une certaine quantité de travail, d’une façon qui pouvait paraître altruiste. Les gens s’en souvenaient, et on était remboursé par la suite sous forme de postes, de labos. C’était donc un bon investissement pour l’individu, et sous forme de cadeau au groupe. C’était le jeu à somme non nulle que le dilemme du prisonnier pouvait devenir si tout le monde optait pour la stratégie du « toujours généreux », ou, mieux, du « ferme mais juste ». C’était aussi ça, la science : un endroit où l’on entrait en acceptant de s’en tenir aux stratégies de coopération, afin de maximiser le retour global du jeu.
En théorie, c’était vrai. C’était aussi un comportement classique de la troupe de primates. Il y avait beaucoup de donnant, donnant. Et parfois des trahisons. Tout le monde courait après un labo à soi, ou un projet personnel. Il suffisait que ce soit assez rentable pour vous permettre de vivre à l’aise avec votre famille. Là, vous aviez atteint le niveau humain optimal. Il n’était pas nécessaire d’avoir plus d’argent que ça, d’autant que cela impliquait généralement de s’investir dans un monde de complications et de stupidité. Voilà ce qu’entraînait l’appât du gain. Il y avait dans la science suffisamment de moyens et d’objectifs accessibles, ce qui la maintenait dans la droite ligne des valeurs mentales les plus profondes de la savane. Un savant attendait de la vie les mêmes choses qu’un australopithèque ; ils en étaient là.
Frank observait donc avec un rare degré de joie les intervenants qui vibrionnaient dans la pièce.
— Bon, allons-y.
Ils s’assirent, posant leurs ordinateurs portables et leurs gobelets de café à côté des consoles informatiques intégrées à la grande table. Ces consoles leur permettaient d’afficher, pour chaque dossier, une page plein écran avec leurs notes et leurs commentaires. Tous les membres du groupe connaissaient la procédure. Certains s’étaient déjà rencontrés, et ils avaient presque tous lu leurs travaux respectifs. Ils étaient huit :
Le Dr Frank Vanderwal, modérateur de la NSF (détaché de l’université de San Diego, Californie, département de bioinformatique) ;
Le Dr Nigel Pritchard, département sciences informatiques du Georgia Institute of Technology ;
Le Dr Alice Freundlich, département de biochimie de Harvard ;
Le Dr Habib Ndina, école de médecine de l’université de Virginie ;
Le Dr Stuart Thornton, département de génomique de l’université de College Park, Maryland ;
Le Dr Francesca Taolini, centre d’études bio-informatiques du MIT ;
Le Dr Jerome Frenkel, département de génomique de l’université de Pennsylvanie ;
Le Dr Yao Lee, université de Cambridge, professeur en visite au département de microbiologie de l’université George Washington.
Frank fit ses remarques préliminaires habituelles et dit :
— Nous avons beaucoup de dossiers à examiner, cette fois. Je regrette qu’il y en ait autant, mais c’est comme ça. Je suis sûr que nous en viendrons à bout avec un peu de discipline. Je vous propose le cadre suivant : un quart d’heure par dossier, et nous devrions arriver à en traiter douze ou même quatorze avant le déjeuner. Qu’en dites-vous ?
Tout le monde acquiesça et tapota pour afficher le premier dossier.
— Oh, avant que nous ne commencions, je voudrais que tout le monde me remette sa déclaration de conflit d’intérêts, s’il vous plaît. Je dois vous rappeler qu’en tant qu’arbitres, ici, vous avez un conflit d’intérêts à déclarer si vous êtes responsable du projet qui fait l’objet de la demande de subvention, si vous êtes directeur de thèse ou conseiller du responsable de projet, ou si vous travaillez pour le même organisme que lui ou l’un des coresponsables de projet ; si, au cours des quatre dernières années, vous avez travaillé avec le responsable de projet ou l’un ou l’autre de ses associés ; si vous êtes candidat à un poste auprès de l’organisme qui présente la demande ; si vous avez reçu, au cours de l’année en cours, des honoraires ou toute autre rémunération de l’organisme demandeur, si vous êtes un proche membre de la famille du responsable de projet ou de l’un de ses partenaires ; si vous détenez des parts dans une compagnie associée au projet, ou si vous avez un intérêt financier quelconque à l’accord ou au refus de la subvention. Tout le monde a bien compris ? Bon, alors faites passer ces fiches vers moi, s’il vous plaît. Seuls quelques-uns parmi vous devront s’abstenir de voter pour certaines des propositions d’aujourd’hui, mais à ma connaissance, nous sommes tranquilles pour la plupart d’entre vous. D’accord ?