— Comme je vous l’ai dit, je m’abstiendrai pour le dossier Esterhaus, répondit Stuart Thornton.
Ils démarrèrent ensuite les évaluations de groupe. C’était le cœur de leur tâche pour ce jour-là et le lendemain, et c’était aussi le cœur de la méthode de la NSF, voire, plus généralement, celui de la science. L’évaluation par les pairs, un jury de confrères experts. Frank cliqua pour afficher le premier dossier sur son écran.
— Sept examinateurs, quarante-quatre dossiers. Commençons par l’EIA-02 18599, « Processus électromagnétiques et informationnels dans les polymères moléculaires ». Habib, c’est vous qui avez parrainé ce projet ?
Habib Ndina hocha la tête et commença par l’exposé du sujet :
— L’idée est de fixer des réseaux cytosquelettiques sur des puces à ADN afin de vérifier si la tubuline peut être utilisée comme bits de protéines faisant office de portes logiques. Le responsable de projet pense y parvenir en mesurant le moment dipolaire électrique, et ce qu’il appelle les « flip-flop des moments dipolaires électriques des solitons de type kink prévus ».
— Prévus par qui ?
— Par le responsable de projet, répondit Habib avec un sourire. Il prétend aussi que ce sera une méthode d’expérimentation des théories du cerveau quantique, puisque cerveau quantique il y a…
— Hm hm…
Les gens parcoururent le résumé en diagonale.
— Qu’en pensez-vous ? leur demanda Frank au bout d’un instant. Je vois que Habib lui a accordé un « Bon », Stuart un « Assez bon », et Alice un « Très bon ».
Ce qui représentait une honnête moyenne de leur échelle de notation, qui allait de « Médiocre » à « Excellent » en passant par « Bon », « Assez bon » et « Très bon ».
Habib répondit le premier :
— Je ne suis pas absolument persuadé qu’on puisse faire agir ces biopuces dans les réseaux neuraux. J’ai vu Inouye essayer quelque chose comme ça au MIT, et ça a bloqué au niveau de la viabilité des puces.
— Mouais…
Les autres le bombardèrent de questions et donnèrent leur avis. À la fin des quinze minutes, Frank mit fin à la discussion et leur demanda de noter leur jugement final selon les deux critères à leur disposition : la valeur au plan intellectuel et les impacts au sens large.
Frank résuma les réponses :
— Quatre « Bon », deux « Très bon » et un « Assez bon ». D’accord. Continuons. Mais je crois que je vais commencer le grand tableau tout de suite.
Il s’approcha du tableau blanc dressé dans un coin de la pièce et y traça trois colonnes avec son marqueur : « Subvention », « Subvention si possible » et « Pas de subvention ».
— Je vais mettre celui-ci dans la colonne « Subvention si possible », pour le moment, mais il peut en être éjecté, évidemment.
Il prit un Post-it sur la table, y nota l’intitulé du projet et le colla dans la colonne du milieu.
— On déplacera les Post-it au fur et à mesure de l’avancement des débats, et de l’impression générale qui s’en dégagera.
Ils passèrent au dossier suivant :
— Alors, « Algorithmes de contrôle de décohérence efficaces pour l’informatisation du séquençage du génome ».
Stuart Thornton, à qui Frank avait confié le dossier, commença par secouer la tête.
— Celui-ci a reçu deux « Bon », deux « Assez bon », et il ne m’a pas fait une impression formidable à moi non plus. Disons qu’il me paraît relever d’une discussion limitée. Il ne me semble pas avoir une bonne vision des problèmes impliqués par la manipulation des codons, et je pense que ça reprend les travaux effectués à Seattle par le labo de Johnson. Le candidat s’est manifestement trop préoccupé des impacts potentiels pour prendre connaissance de la littérature. Sans parler du fait que ça ne marchera pas.
Un petit rire accueillit cette remarque lâchée avec un mépris ostensible, qui avait de quoi surprendre ceux qui ne connaissaient pas Thornton. Mais Frank l’avait déjà vu à l’œuvre dans plusieurs panels. C’était le genre de chercheur qui abordait la méthode scientifique avec une sorte d’intégrisme, et qui affichait un scepticisme tous azimuts. Aucune étude n’était jamais assez rigoureuse pour lui, aucune donnée assez pure. Frank trouvait que ça traduisait une sorte d’insécurité. Ça participait de la gestuelle du mâle bêta acharné à convaincre le groupe qu’il était assez costaud pour être un mâle alpha, ce qu’il était peut-être déjà.
L’ennui, avec cette gestuelle, c’était que l’équivalent, dans le domaine scientifique, de la masse musculaire del’Australopithecus, c’était le pouvoir intellectuel – tout le monde pouvait le voir. Pas moyen de faire semblant. Vous pouviez toujours vous frapper la poitrine et pousser de grands cris, en fin de compte, votre force intellectuelle se voyait dans vos propos, et dans leur pertinence. Afficher un surcroît de scepticisme revenait à montrer un peu plus les dents ; tout le monde pouvait le faire. C’était pour ça que Thornton était un mauvais panéliste, parce que même si les autres arrivaient à décrypter son attitude et s’efforçaient de ne pas en tenir compte, il donnait le la, et il était difficile de s’abstraire par la suite de la tonalité qu’il avait imprimée aux débats. Quand un groupe comportait un traître permanent, on devait être soi-même moins généreux si on ne voulait pas finir dans le rôle de la poire.
C’était pour ça que Frank l’avait invité.
Thornton continua :
— Le problème de base se situe au niveau de la compréhension de ce qu’est un algorithme. Ce n’est pas seulement une séquence d’opérations mathématiques susceptibles d’être effectuées chacune à leur tour. Ça consiste à concevoir une grammaire qui ajustera les opérations à chaque étape, en fonction des résultats obtenus à l’étape précédente. L’ensemble marche grâce à des calculs d’encodage très spécifiques. Et au stade actuel, ils ne les ont pas, pour autant que je le sache.
Les autres hochèrent la tête et tapotèrent des notes sur leur clavier. Le dossier reçut la mention « Pas de subvention », et ils passèrent assez rapidement au suivant.
Frank pouvait maintenant prévoir avec une certaine assurance la façon dont le restant de la journée allait se dérouler. Une norme dépréciative avait été établie, et bien que le troisième rapporteur, Alice Freundlich, de Harvard, ait subtilement cloué le bec à Thornton en présentant son premier dossier, qu’elle trouvait bien ficelé, elle le fit dans un contexte beaucoup moins généreux, et avec un enthousiasme modéré.
— Ils pensent que les processus évolutionnaires de la conservation des gènes pourraient être cartographiés par des études en cascade, et ils voudraient les modéliser grâce à des simulations avec d’énormes ordinateurs. Ils prétendent pouvoir identifier les gènes enclins à mutation.
Habib Ndina secoua la tête. Encore un sceptique invétéré, mais un puits d’intelligence beaucoup plus profond que Thornton. Il ne se contentait pas de faire de l’esbroufe, il réfléchissait.