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— Il me semble que la carte du génome est plus ou moins établie, maintenant, objecta-t-il. Avons-nous vraiment besoin d’en savoir plus long sur l’histoire de l’évolution ?

— Eh bien, peut-être pas. Les impacts au sens large pourraient suffire, ici.

Et c’est ainsi que la journée se poursuivit, et, avec certaines incitations subliminales de Frank (« On est sûrs que leur labo fait le poids ? » « Mais vous pensez que c’est vrai ? » « Et comment ça marche ? » « Comment est-ce que ça pourrait marcher ? »), le Syndrome du Jeu de Massacre commença à apparaître dans toute sa splendeur. Les intervenants oubliaient quelque peu que ces projets étaient des travaux humains effectués sous la pression du délai, et commençaient à les comparer à des modèles idéaux de pratique scientifique. Sous cet éclairage, évidemment, tous les candidats avaient du plomb dans l’aile. On se serait cru dans un tir au pigeon ; chaque nouveau dossier était flingué allègrement : bang ! bang ! bang !

— Celui-ci, il est grillé, dit quelqu’un à un moment donné.

Évidemment, dans ce genre de situation, il arrivait que quelques personnes restent fermement ancrées dans la réalité, et commencent à secouer la tête ou à froncer le nez, voire à protester de l’ambiance, parfois sur le mode humoristique. Mais Frank s’était bien gardé de convier certains des loyaux inconditionnels de sa connaissance, et Alice Freundlich ne servait qu’à faire en sorte que les débats restent courtois et agréables. Dans un groupe, la tentation de la surenchère pouvait être si forte qu’il lui arrivait de se charger d’une violence incroyable. Dans la savane, ça aurait signifié une expulsion ou une nuit passée dehors, l’estomac vide. Ou un pauvre gars se serait fait arracher les membres un à un.

Frank n’avait pas besoin d’aller jusque-là. Rien d’explicite, tout en subtilité. Il n’était que l’auxiliaire. À aucun moment il n’exprimait d’avis tranché sur le fond des projets qui leur étaient soumis. Il regardait la pendule, pointait la liste, quand il leur restait trois minutes sur le temps alloué, il demandait si tout le monde avait exprimé son point de vue, et il veillait à ce que chacun entre ses notes dans le système à la fin.

— Nous avons donc un « Excellent » et cinq « Très bon ». Alice, avez-vous entré votre évaluation pour celui-ci ?

En attendant, la discussion était de plus en plus âpre.

— Là, je me demande ce qu’elle avait dans la tête, c’est absurde !

— Pour celui-ci, permettez-moi de suggérer que nous ne perdions pas notre temps.

Frank commençait subtilement à tirer sur les rênes. Il ne voulait pas qu’ils se mettent à penser qu’il était un mauvais organisateur de panel.

Mais ça n’empêchait pas le mode d’attaque de gagner en puissance. Des babouins se jetant sur une proie blessée ; c’était presque pavlovien, la joie de détruire récompensée par une promesse de nourriture, qui augurait mal de la suite pour l’espèce. Le plaisir de détruire quelque chose de bien chiadé. Frank avait souvent vu ça : un charpentier se mettant à démolir une cabane à la masse, un vétérinaire qui allait à la chasse au canard le week-end… C’était navrant, compte tenu de l’impact démesuré qu’ils avaient acquis à ce stade de l’histoire de la planète, mais c’était bel et bien vrai. En tant qu’espèce, ils étaient probablement condamnés. Donc, la seule véritable stratégie d’adaptation consistait, pour l’individu, à essayer de renforcer sa position. Et de temps en temps, ça impliquait de trahir quelque peu, par tactique.

Vers la fin de la journée, ce fut de nouveau le tour de Thornton. Ils étaient enfin arrivés à la proposition de Yann Pierzinski. Tout le monde commençait à être fatigué.

— Bon, nous avons presque fini, dit Frank. Plus que deux et c’est terminé. Stu, nous revenons vers vous pour « Analyse mathématique et algorithmique des codons palindromiques en tant que prédicteurs de l’expression génique des protéines ». Mandel et Pierzinski, Caltech.

Thornton secoua la tête avec lassitude.

— Je vois qu’il a obtenu quelques « Très bon », mais moi je dis « Assez bon ». Ça part d’une bonne idée, sauf qu’elle me paraît presque trop prometteuse. Franchement, prédire le protéome à partir du génome, ce serait déjà joli, mais comprendre comment le génome a évolué, construire des bio-ordinateurs tolérants aux fautes… Pour moi, ça ressemble à un inventaire de gros problèmes non résolus.

Francesca Taolini lui demanda ce qu’il pensait de l’algorithme que le projet prévoyait de développer.

— Trop schématique pour offrir la moindre certitude ! Je dirais que c’est un vœu pieux. Quoi, il y aurait une boîte à outils finale avec un environnement logiciel et un langage, et une grammaire génétique qui donnerait un sens à des palindromes particuliers ? Bon, il donne l’impression de croire qu’ils sont importants, mais moi je pense que ce ne sont que des séquences de réparation redondantes, d’où la structure palindromique. C’est comme le renfort au bout d’une fermeture Éclair. Alors, imaginer qu’on pourrait utiliser ça pour prédire toutes les protéines qu’un gène donné va produire !

— Mais si ça marchait, on pourrait prévoir les protéines qu’on obtiendrait sans avoir besoin de faire des microanalyses pour constater a posteriori, grâce à la cristallographie, ce qu’on a obtenu, releva Francesca. Ce serait très utile. Personnellement, je pense qu’il est sur une voie qui présente un vrai potentiel. Je connais des gens qui travaillent sur quelque chose comme ça, et ce serait bien que davantage de chercheurs se mettent là-dessus. Le champ est large. C’est pour ça que j’ai mis « Très bon », et je recommande encore le financement du projet.

Elle ne détournait pas les yeux de son écran.

— Ouais, bon, fit Thornton, irrité. Mais où trouverait-il les biocapteurs susceptibles de lui dire s’il a raison ou non ? Il n’y a aucun moyen de contrôle.

— Ce problème-là, il incombera à quelqu’un d’autre de le résoudre. Si les prévisions se réalisent, l’avantage, c’est qu’on n’aura pas besoin de procéder à des essais systématiques.

Frank attendit un instant.

— Quelqu’un d’autre ? demanda-t-il d’un ton neutre.

Pritchard et Yao Lee mirent leur grain de sel. Lee pensait manifestement que c’était une bonne idée, en théorie. Il commença à décrire le projet comme une espèce de livre de cuisine avec des recettes évolutives, et Frank risqua un :

— Et comment ça marcherait ?

— Eh bien, par itérations successives. Ça permettrait de démarrer, de partir sur des directions à explorer.

— Écoutez, intervint Francesca, il va bien falloir que nous prenions l’affaire à bras-le-corps, parce que tant que nous ne le ferons pas, la mécanique de l’expression des gènes ne sera qu’une boîte noire. C’est une voie de recherche à explorer.

— Habib ? demanda Frank.

— Je pense que ce serait rudement bien qu’il arrive à faire marcher ce projet. Mais ce n’est pas si facile. Son financement serait un vrai coup de dés.

Avant que Francesca ait le temps de reprendre ses esprits et de répondre, Frank dit :

— Eh bien, on pourrait en parler pendant cent sept ans, mais on ne va pas passer toute la soirée là-dessus. Il est déjà tard. Si vous ne l’avez pas encore fait, entrez votre note, et examinons le dernier dossier d’Alice avant d’aller dîner.

La faim les fit acquiescer et tapoter sur leur clavier, puis ils discutèrent du dernier dossier de la journée : « Des ribozymes comme portes logiques moléculaires. » Quand ils eurent fini, Frank colla les Post-it correspondants sur le tableau blanc avec les autres. Sur chaque petit carré de papier étaient portées les notes attribuées au projet de recherche concerné. L’échelle était assez resserrée ; la marge entre 4,63 et 4,70 pouvait faire une grande différence. Ils avaient déjà mis trois propositions dans la colonne « Subvention », deux dans la colonne « Subvention si possible », et six dans la colonne « Pas de subvention ». Les autres restaient collés en bas du tableau. Ils seraient traités le lendemain. Pierzinski faisait partie du lot.