Ce soir-là, le groupe alla dîner chez Tara, un bon restaurant thaï du quartier, où un aquarium occupait tout un mur. Ils parlèrent à bâtons rompus, sur un ton animé, l’atmosphère s’allégeant peu à peu. Après le dîner, quelques-uns mirent le cap sur le bar de l’hôtel tandis que les autres se retiraient dans leur chambre. À huit heures, le lendemain matin, ils étaient de retour dans la salle de conférences et reprenaient l’examen des demandes de subvention avec une efficacité accrue. Thornton demanda à se faire excuser pendant l’examen d’une demande émanant de son université, et la pression, dans la salle de réunion, diminua considérablement. Et même quand il rejoignit le groupe, l’ambiance resta au beau fixe. Ils commençaient à comprendre les penchants des uns et des autres et se lançaient parfois dans des discussions théoriques intéressantes, même si elles étaient limitées à quelques minutes. Certains projets de recherche soulevaient des problèmes captivants, et plusieurs sujets ambitieux successifs leur firent toucher du doigt combien les recherches actuelles en bio-informatique étaient devenues stupéfiantes, et les possibles débouchés pour la santé humaine, si tous ces travaux venaient un jour à être rapprochés et à former une biotechnologie solide. La perspective d’un avenir radieux entraînait le groupe vers des stratégies plus généreuses. La seconde journée se passa mieux. Les notes étaient généralement plus élevées.
— Seigneur, soupira Alice à un moment donné, en regardant le tableau blanc. Quand je pense à la quantité de très bons projets que nous ne pourrons pas financer !
Tout le monde hocha la tête. C’était un sentiment fréquent à la fin d’un panel.
— Je me demande parfois ce qui arriverait si nous avions les moyens de financer quatre-vingt-dix pour cent de tous les projets. Vous savez, ne rejeter que ceux qui offrent des perspectives limitées. Et subventionner tout le reste.
— Ça pourrait accélérer les choses.
— Ça pourrait provoquer une révolution.
— Revenez sur terre, suggéra Frank. Voilà le dernier dossier.
Lorsqu’ils eurent tous entré leurs notes pour le quarante-quatrième dossier, Frank additionna rapidement les notes sur son tableau récapitulatif et tria les candidats de un à quarante-quatre, en établissant de nombreux liens entre eux.
Il imprima les résultats, incluant le montant de la subvention demandée pour chaque projet, puis redemanda l’attention du groupe, et ils commencèrent à placer les Post-it non triés dans l’une ou l’autre des trois colonnes.
Le projet de Pierzinski se retrouva en quatorzième position. Il ne serait pas arrivé là sans Francesca, qui insistait maintenant pour son financement ; mais comme il était quatorzième, le groupe décida de le mettre dans la colonne « Subvention si possible », avec la mention « plus ».
Frank déplaça son Post-it sur le tableau blanc, le visage parfaitement atone. Il y avait huit projets dans « Subvention si possible », six à « Subvention », douze à « Pas de subvention ». Il en restait donc dix-huit, mais la plupart de ces demandes de financement étaient, arithmétiquement, condamnées à se trouver reléguées dans la colonne « Pas de subvention », quelques-unes atterrissant dans « Subvention si possible », avec un faible espoir de repêchage.
Par la suite, Frank devrait remplir pour chaque dossier un « Formulaire n° 7 » résumant les points clés des débats, signalant les évaluations par des pairs extérieurs qui se trouvaient à plus d’une place d’écart de la moyenne, et expliquant pourquoi certains « excellents » dossiers n’avaient pas reçu de subvention. Ça faisait partie de l’obligation de transparence à laquelle ils s’astreignaient envers les demandeurs de bourse, et ça permettait d’éviter les anomalies. Le panel n’avait qu’un rôle de conseil, la NSF avait le droit de passer outre à ses recommandations, mais, dans la grande majorité des cas, son évaluation serait retenue ; là résidait l’enjeu du processus, qui était l’objectivité scientifique, au moins à ce stade.
D’une certaine façon, il y avait de quoi rire. Solliciter sept avis on ne peut plus subjectifs et parfois contradictoires, les quantifier, les pondérer… et dire que c’était ça, l’objectivité ! Une note qu’on pouvait faire figurer sur un graphique. Ridicule, évidemment. Mais ils n’avaient pas trouvé de meilleure procédure. Et, à vrai dire, y en avait-il une autre ? Aucun algorithme n’aurait pu prendre ce genre de décision. Le seul ordinateur assez puissant pour ça était constitué par un réseau de cerveaux humains reliés entre eux – autant dire un panel. Et ils ne pouvaient pas aller plus loin.
Ils discutèrent donc une dernière fois des projets et de leur potentiel scientifique, ainsi que de leur aspect éducatif et de leur apport à la société, de la rubrique « impacts au sens large », en général vaguement esquissée dans les propositions, et qui n’était pas très populaire auprès des puristes de la recherche. Mais pour reprendre la formulation de Frank : « La NSF n’est pas là que pour faire de la science ; elle est là aussi pour la promouvoir, et ça implique tous ces autres critères. Ce qu’elle apportera à la société. » Pour ne pas dire « ce qu’Anna en fera ».
Quand on parlait du loup… Anna entra, quelque peu rougissante, pour remercier avec une certaine raideur les panélistes de leur participation. Après son départ, Frank dit :
— À mon tour de vous remercier. Ça a été épuisant, comme toujours, mais nous avons fait du bon travail. J’espère vous revoir tous ici, un de ces jours, mais je m’efforcerai de ne pas faire appel à vous trop souvent non plus. Je sais que certains d’entre vous ont des avions à prendre, alors je vous propose de lever la séance maintenant, et s’il vous revient quelque chose, vous n’aurez qu’à reprendre contact avec moi. Voilà. C’est tout.
Frank fit un dernier tirage de la feuille de résultats. D’après les montants indiqués, ils devraient finir par financer une dizaine des quarante-quatre projets de recherche. Il y en avait déjà sept dans la colonne « Subvention », et six, dans la colonne « Subvention si possible », étaient un peu mieux notés que le dossier de Yann Pierzinski. Si Frank, en tant que représentant de la NSF, n’usait pas de son pouvoir discrétionnaire pour trouver un moyen de le sponsoriser, sa demande serait retoquée.
15
Une nouvelle journée dans la vie de Charlie et Joe. Un matin de la fin du printemps. Le thermomètre affichait déjà plus de trente-cinq degrés, et la température continuait à monter. De même que le taux d’humidité.
Il faisait bien frais, à la maison, grâce à l’air conditionné que les bouches d’aération au plafond déversaient sur eux comme une source d’une limpidité cristalline. Ils jouèrent à la bagarre, ils firent le ménage, ils prirent leur petit déjeuner, et un en-cas à onze heures. Puis, pendant que Joe massacrait des dinosaures, Charlie lut un peu le Post. Un article qui parlait de la sécheresse en Inde lui rappela les Khembalais, alors il mit son oreillette et appela son ami Sridar.
— Sridar, c’est Charlie.
— Charlie ! Ravi de t’entendre ! J’ai eu ton message.
— Ah, très bien. Ça marche, le lobbying ?