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— On se maintient. On a des clients intéressants, si tu vois ce que je veux dire.

— Oh oui !

Charlie et Sridar avaient travaillé pour le même cabinet de lobbying, il y avait quelques années de cela. Maintenant, Sridar était chez Branson & Ananda, un petit cabinet prestigieux qui appuyait plusieurs gouvernements étrangers dans leurs négociations avec les institutions américaines. Les coutumes de certains pays faisaient de leur représentation au Congrès un véritable défi.

— Alors, tu me parlais d’un nouveau pays ? Ça me fait plaisir que tu penses à m’envoyer des clients.

— En fait, comme je te disais, ce sont plutôt des relations d’Anna.

Charlie lui expliqua comment ils s’étaient rencontrés.

— Et puis j’ai parlé avec eux, et je me suis dit qu’ils auraient bien besoin de ton aide.

— Mm, merci, vieux ! C’est trop gentil.

— Ouais, je me suis dit que tu serais content d’avoir des défis inédits à relever.

— C’est ça, comme si je n’en avais pas déjà assez… Alors, c’est quoi, ce nouveau pays ?

— Tu as entendu parler du Khembalung ?

— Il me semble… Ils ne font pas partie de la Ligue des nations inondables ?

— En effet.

— Et tu me demandes de m’occuper d’une île qui va s’enfoncer sous les eaux ?

— En réalité, ce n’est pas leur île qui s’enfonce, ce sont les océans qui montent.

— De mieux en mieux ! Je veux dire, qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ? Qu’on stoppe le réchauffement climatique ?

— Eh bien, oui. C’est l’idée. Mais tu sais, il y a toutes sortes de pays qui travaillent sur le même truc. Tu auras des quantités d’alliés.

— Mouais.

— Enfin, bref, ils ont vraiment besoin de ton aide, et ce sont des gens bien. Intéressants. J’espère que tu les apprécieras. Essaie toujours de les rencontrer, et puis tu verras.

— Bon, d’accord. Je ne sais plus où donner de la tête en ce moment, mais je peux quand même faire ça. Il n’y a pas de mal à discuter avec eux.

— Ah, merci, Sridar. J’apprécie.

— Pas de problème. Hé, je pourrais avoir le Krakatoa, aussi ?

— Salut !

— Salut.

Après ça, Charlie était d’humeur loquace, mais il n’avait pas de raison particulière d’appeler qui que ce soit. Il recommença à jouer avec Joe. Pour finir, comme il s’ennuyait trop, il se résigna à allumer la télé. Il tomba sur une émission politique qu’il regarda, atterré.

— Ce sont vraiment tous des toutous à leur mémère, ronchonna-t-il, prenant Joe à témoin. Regarde-moi ce plateau ! On dirait un chenil ! Mon Dieu ! Tous ces types sagement assis en rang, comme des chiens de manchon dans la paume d’un géant, disant ce que le géant a envie d’entendre… Comment peuvent-ils supporter ça ? Et le pire, c’est qu’ils savent parfaitement ce qu’ils font, tous autant qu’ils sont. Regarde comment ils font leur petit numéro pour distraire la populace ! Tu vois celui-là ? Ma parole, il a recopié les définitions du dictionnaire ! Et l’autre, là ! Mon Dieu ! On dirait que les seules règles du jeu qu’il connaisse sont celles de la Dame de Pique de son ordinateur. Il n’a aucun principe, en dehors de la défense du capital. C’est répugnant !

— BOUM ! acquiesça Joe.

Comme s’il avait perçu l’état d’esprit de Charlie, il avait lancé un tyrannosaure dans un radiateur, qu’il heurta avec un claquement.

— Exactement, commenta Charlie. Bien vu.

Il changea de chaîne et passa sur une chaîne sportive, qui retransmettait du beach-volley féminin à longueur de journée. Les mâles retraités devaient former une proportion significative de la population téléphage. Et c’est ainsi que de grandes bringues musclées en maillot de bain faisaient des bonds et plongeaient dans le sable avec une maestria stupéfiante. Charlie appréciait particulièrement les exploits de la Brésilienne Jackie Silva, qui gagnait toujours, même si elle n’était pas la meilleure au service, à la passe, au renvoi, à l’attaque ou à la réception. Mais elle était toujours là où il fallait, faisant ce qu’il fallait, opérant des sauvetages miraculeux et gagnant des points par surprise.

— Je serai le Jackie Silva des conseillers du Sénat, annonça Charlie à Joe.

Mais Joe en avait assez d’être enfermé.

— Allez ! dit-il d’un ton impérieux en tapant sur la porte d’entrée avec un diplodocus. Allez ! allez ! allez !

— D’accord, d’accord.

Il avait raison, indéniablement. Ils ne pouvaient pas rester toute la journée à la maison.

— Bon, écoute, voilà ce qu’on va faire. Le parc, j’en ai marre. On va descendre jusqu’au Mall. Il y a un moment qu’on n’y est pas allés. Le Mall, Joe ! Mais pour ça, il va falloir que tu montes dans ton porte-bébé.

Joe hocha la tête et essaya aussitôt de grimper dans le sac à dos pour bébé. Il était prêt à démarrer. Mais ce n’était pas si simple.

— Attends, on va d’abord te changer.

— NON !

— Allez, Joe. Si.

— NON !

— Si !

Le changement de couche fit l’objet d’un pugilat émaillé de cris et de hurlements, où tous les coups étaient permis, les claques comme les pincements. Les deux combattants étaient aussi déterminés l’un que l’autre, mais Charlie suivit l’exemple de Jackie Silva et fit ce qu’il fallait.

Si bien qu’ils se retrouvèrent, tout rouges et en sueur, dans le bain de vapeur de la ville, puis dans le monde souterrain, obscur et frais, du métro.

C’aurait été bien si le métro avait eu le don d’apaiser Joe comme il calmait naguère Nick, or il le galvanisait. Charlie, sur qui sa pénombre et sa fraîcheur agissaient comme un puissant soporifique, ne pouvait pas comprendre ça. Joe entendait jouer juste au bord du quai, au-dessus du rail électrifié, à croire qu’il était irrésistiblement attiré par cette énorme source d’énergie. Bébé cent mille volts. Charlie courait en rond pour éloigner Joe du bord, telle Jackie Silva empêchant la balle de toucher le sol.

Finalement, la rame arriva. Joe aimait les voitures du métro. Il se mit debout sur le siège, à côté de Charlie, et observa. Tout : les murs de béton qui défilaient derrière les vitres teintées du wagon, les sièges orange ou rose vif, les publicités, les gens, les stations où ils s’arrêtaient brièvement.

Un jeune homme noir monta avec un ballon d’anniversaire gonflé à l’hélium. Il s’assit de l’autre côté de la voiture, en face de Charlie et de Joe. Joe regardait le ballon, parfaitement hypnotisé. Il était clair que c’était pour lui une sorte d’objet miraculeux. Le jeune tira sur la ficelle et laissa remonter le ballon. Joe sursauta, puis éclata de rire. Son gloussement rappelait celui de sa mère, un gargouillis de gorge, grave. Les gens dans le wagon sourirent rien que de l’entendre. Le jeune homme tira à nouveau le ballon vers le bas et le laissa remonter. Joe éclata de rire si fort qu’il dut s’asseoir, et les gens commencèrent à rire avec lui. Le jeune homme souriait timidement. Il répéta son petit manège, et toute la voiture se mit à rire avec Joe. Ils rirent comme ça jusqu’à la station de Metro Center.

Charlie descendit de voiture en souriant jusqu’aux oreilles et emmena Joe au niveau des lignes Bleue et Orange. Il n’en revenait pas de constater combien l’atmosphère, dans les groupes, était contagieuse. Des étrangers qui ne se reverraient plus jamais s’étaient soudain sentis unis par un jeune et un gamin qui s’amusaient. Par le rire. Mais le plus étrange était peut-être que ses semblables soient, en dehors de ça, un peu comme des meubles dans la vie de chacun.

Joe s’agitait dans les bras de Charlie. Il aimait la mystérieuse immensité de Metro Center. L’incident du ballon était déjà oublié. Pour lui, il n’avait rien de remarquable ; il était encore à ce stade de la vie où tout venait lui confirmer qu’il était le centre de l’univers, et que les miracles étaient chose courante. Ce qui faisait un peu de lui une sorte de sénateur américain.