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Par bonheur, Phil Chase n’était pas comme ça. Certes, il adorait sa vie et son rôle public, ce qui rappelait à Charlie ce qu’il avait lu sur Roosevelt, mais c’était surtout le fait d’être la vedette de son propre film ; comme n’importe qui, au fond. Non, Charlie trouvait formidable de travailler pour Phil, et c’était l’un des tests ultimes auxquels on pouvait soumettre un individu.

En arrivant à la station Smithsonian, Charlie mit Joe dans son porte-bébé, sur son dos, et prit l’escalator qui montait vers la lumière et la chaleur de four du Mall.

Le ciel était d’un blanc aveuglant. On se serait cru dans un sauna. Charlie se fraya un chemin dans la canicule vers un petit carré de verdure, à l’ombre du monument à la mémoire de George Washington. Il s’assit par terre et sortit à manger de son sac. La vue dégagée vers le Capitole et le Lincoln Memorial lui plaisait. Il avait l’impression d’être sorti d’une gigantesque forêt enchantée. Ce qui, pour lui, expliquait la grande popularité du Mall : les monuments et les grands bâtiments du Smithsonian n’étaient finalement qu’un plus. En fait, le plaisir de se retrouver à l’air libre primait tout. La réalité ordinaire de l’Ouest américain était une vision paradisiaque, à cet endroit, dans les vertes profondeurs du marécage.

Charlie connaissait et chérissait la vieille histoire : les treize premiers États avaient besoin d’une capitale, et il fallait que l’un d’eux cède un peu de terre pour cela, sans quoi un État raflerait l’honneur d’héberger la future capitale ; or la Virginie et les autres États du Sud auraient vu d’un mauvais œil que ce privilège revienne à Philadelphie ou à New York. Ils avaient donc marchandé : « Vous donnez un peu de terre. – Non, vous. » On n’a jamais vu une bureaucratie renoncer à sa souveraineté sur quoi que ce soit, fût-ce le plus minuscule banc de sable. Pour finir, la Virginie avait dit au Maryland : « Regardez, à l’endroit où le Potomac rencontre l’Anacostia, il y a un grand marécage pestilentiel. C’est un endroit horrible, sans valeur. Vous ne ferez jamais rien de ce bourbier malsain. – C’est vrai, avait répondu le Maryland. Vous avez raison. Bon, eh bien, d’accord, nous donnons cette terre à la nation pour qu’elle en fasse sa capitale. Mais pas trop ! Juste un bout du coin le plus immonde. Et bonne chance pour les travaux d’assèchement ! »

Et voilà où ils en étaient. Charlie somnolait, assis sur l’herbe, tandis que Joe tournicotait autour de lui comme un bourdon, inspectant tout. La lumière diffuse de midi tombait sur eux, étouffante. De gros nuages blancs bouillonnaient à l’ouest, et la scène devenait brillante, irradiant une lumière intérieure comme une photo informatique, avec plus de pixels que l’œil humain ne pouvait en distinguer. Un monde ductile, éclatant de lumière. Il devrait vraiment penser à prendre ses lunettes de soleil pour ces balades.

S’il voulait que Joe fasse une bonne sieste, il fallait qu’il lui mette quelque chose dans le ventre. Il lutta contre sa propre somnolence, prit le sac de nourriture dans la poche du porte-bébé et l’agita pour le faire voir à Joe. Qui s’approcha, les paupières mi-closes. Il n’y avait pas une seconde à perdre. Charlie le fit asseoir sur ses genoux et lui fourra la tétine du biberon dans le bec, pile au moment où sa tête basculait sur le côté.

Deux vrais zombies, et pas un pour rattraper l’autre : Joe s’endormit en tétant pendant que Charlie tombait de sommeil sur lui, le menton sur la poitrine, comateux. Serrer son enfant contre soi dans une chaleur à vous griller les neurones, quoi de plus délectable ?

Les nuages s’accumulaient au-dessus de la Maison-Blanche, comme une émanation de l’esprit impétueux de l’occupant des lieux, ronds, denses, d’un blanc foudroyant. De l’autre côté, au-dessus de la Cour suprême, planait un nuage noir à neuf lobes, hérissé d’éclairs inquiétants. Oui, des puissances de Washington émanaient des courants thermiques qui formaient des nuages au-dessus d’eux, des nuages d’une forme et d’une couleur correspondant exactement à leur mentalité. Charlie vit que chaque cumulo-bureaucratus transcendait les individus qui effectuaient temporairement leurs tâches dans le monde. Chacun de ces esprits transhumains avait son caractère, sa biographie, ses capacités, ses désirs et ses habitudes. Et dans le ciel au-dessus de la ville, leurs destins s’affrontaient. Les êtres humains étaient comme les cellules de leur corps. Elles devaient aussi penser que leur vie était importante, et qu’elles la contrôlaient. Mais l’organisme plus vaste savait ce qu’il en était.

C’est alors que Charlie vit que la Maison-Blanche était un grand nuage blanc, le Grand Esprit de l’orage, une sorte de vieil empereur, ou le shérif d’une petite ville, dominant le paysage et les autres acteurs. La Cour suprême, de l’autre côté, était dangereusement sombre et basse, comme un Minotaure à plusieurs têtes, ruminant, puissant. Au-dessus du dôme blanc du Capitole, l’air frémissait ; le Congrès était un thermique rugissant, si chaud qu’aucun nuage ne pouvait s’y former.

Oh oui, il y avait décidément de grands esprits au-dessus de cette ville basse, s’entrechoquant comme Zeus et son peuple, ou Odin, ou Krishna, ou tous en même temps. Pour se frayer un chemin dans un monde pareil, il fallait souffler comme le Vent du Nord.

Il dormait aussi profondément que Joe quand son téléphone se mit à sonner. Il répondit avant de se réveiller, relevant sèchement sa tête qui pendouillait au bout de son cou.

— Ouais…

— Charlie ? Charlie, t’es où ? On a besoin de toi tout de suite, là.

— Je suis déjà là.

— Vraiment ? C’est génial ! Charlie ?

— Oui, Roy ?

— Écoute, Charlie, désolé de t’embêter, mais Phil n’est pas là, je dois rencontrer le sénateur Ellington dans vingt minutes, et on vient de nous appeler de la Maison-Blanche pour nous dire que le docteur Strangelove veut nous voir pour nous parler de la proposition de loi sur le climat de Phil. On dirait qu’ils sont disposés à nous écouter, peut-être même à nous parler, et, qui sait, à négocier. Il faut qu’on y aille.

— Tout de suite ?

— Tout de suite. Il faut que tu rappliques.

— Écoute, je suis dans le coin, mais je ne peux pas venir. Je suis avec Joe. Où est Phil ?

— À San Francisco.

— Et Wade ? Je croyais qu’il était revenu !

— Non, il est toujours dans l’Antarctique. Écoute, Charlie, il n’y a que toi, ici, qui puisses faire ça comme il faut.

— Et Andréa ?

Andréa Palmer était la responsable des problèmes législatifs de Phil, et à ce titre elle s’occupait de toutes ses propositions de loi.

— Elle est à New York. Et puis, c’est toi l’homme-clé, pour ce truc-là, c’est ta loi plus que celle de n’importe qui d’autre, et tu la connais à fond.

— Mais j’ai Joe avec moi !

— Ben, tu pourrais peut-être l’amener.

— Ouais, c’est ça.

— Écoute, pourquoi pas ? Il ne devrait pas faire la sieste, là ?

— Il est en train de la faire.

Charlie voyait les arbres devant la Maison-Blanche, de l’autre côté de l’Ellipse. Il pouvait y être en dix minutes. Théoriquement, Joe dormirait deux heures. Et ils devaient sauter sur l’occasion, parce que, jusque-là, le Président et son entourage n’avaient témoigné d’aucun intérêt pour le problème.