— Écoute, fit Roy d’un ton caressant. On a déjeuné ensemble je ne sais combien de fois, alors que Joe dormait sur ton dos, et crois-moi, personne ne fera la différence. Je veux dire, de toute façon, tu donnes toujours l’impression d’avoir tout le poids du monde sur le dos, tu étais déjà comme ça avant d’avoir Joe, et maintenant, si je puis dire, il se contente de combler le vide, et de te donner un air quasi normal. Tu es allé voter avec lui sur le dos, tu as fait tes courses, tu as pris ta douche, et même, une fois, tu m’as dit que tu avais fait l’amour à ta femme avec Joe sur le dos, non ?
— Quoi ?
— C’est toi qui m’as raconté ça, Charlie.
— Je devais être soûl pour te raconter ça, et on ne faisait pas vraiment l’amour, de toute façon. Je ne pouvais même pas bouger.
Roy partit de son rire de gorge.
— Et depuis quand ça empêche de faire l’amour ? Tu l’as fait alors que Joe dormait dans son porte-bébé sur ton dos, alors tu peux bien parler au conseiller scientifique du Président. Le docteur Strangelove s’en fichera pas mal.
— C’est un con.
— Ça, c’est un scoop ! Ce sont tous des cons, dans l’entourage du Président, sauf le Président lui-même. Sauf que c’en est un aussi, mais lui, au moins, c’est un brave type. Et c’est le président de la famille, d’accord ? Il approuverait le principe, tu peux dire ça à Strengloft ; tu peux lui dire que si le Président était là, il adorerait ça. Il signerait un autographe sur la tête de Joe comme si c’était une balle de base-ball.
— N’importe quoi !
— Charlie, c’est ta proposition de loi !
— D’accord, d’accord ! (C’était vrai.) Bon, je vais voir ce que je peux faire.
C’est ainsi que, le temps qu’il réussisse à se remettre Joe sur le dos (le gamin était deux fois plus lourd quand il dormait) et traverse le Mall puis l’Ellipse, Roy avait passé les coups de fil qu’il fallait, et Charlie était attendu à l’entrée ouest de la Maison-Blanche. Joe franchit la sécurité après une fouille assez légère, plus spécialement ciblée sur la région de sa couche, et, une fois de l’autre côté, on les emmena rapidement vers une salle de réunion vide, éclairée comme pour un tournage. C’était la première fois que Charlie y mettait les pieds, et pourtant il était venu plusieurs fois à la Maison-Blanche. Joe pesait comme un âne mort sur ses épaules.
Le Dr Zacharius Strengloft, le conseiller scientifique du président, entra dans la pièce. Ils avaient déjà eu quelques échanges par personne interposée, dans le passé, Charlie murmurant des questions meurtrières dans l’oreille de Phil alors que Strengloft témoignait devant son comité, mais ils ne s’étaient jamais entretenus face à face. Ils échangèrent une poignée de main, Strengloft regardant avec curiosité par-dessus l’épaule de Charlie. Celui-ci lui expliqua brièvement la présence de Joe, et Strengloft réagit avec exactement le genre de fausse bienveillance givrée que Charlie avait anticipée. Il considérait Strengloft comme un ex-universitaire pontifiant de la pire espèce, qu’on était allé pêcher dans un groupe de réflexion conservateur de deuxième zone quand le premier conseiller scientifique de l’administration avait été viré pour avoir dit que le réchauffement climatique n’était peut-être pas une blague, tout compte fait, et, pis encore, qu’il se pouvait que l’homme soit en mesure de l’atténuer. C’en était trop pour ces gens-là. Ils n’avaient qu’une ligne de pensée : on n’avait aucune certitude à ce sujet, et il serait beaucoup trop coûteux d’y remédier, même s’ils étaient convaincus que ça leur pendait au nez – il faudrait tout revoir, les moyens de production d’énergie, les voitures, le passage des hydrocarbures à l’hélium ou Dieu sait quoi – eux n’en savaient rien –, et ils n’avaient ni les brevets ni l’infrastructure industrielle pour ça, alors ils allaient botter en touche et laisser le soin à la génération suivante de régler le problème, le moment venu. En d’autres termes, qu’ils aillent tous se faire foutre. Il était plus facile de détruire le monde que de toucher au capitalisme, ne fût-ce que d’un iota.
C’était devenu assez clair depuis la nomination de Strengloft. Il avait fait main basse sur les listes de candidature à la plupart des comités scientifiques du gouvernement fédéral, et très vite les candidats s’étaient couramment entendu demander pour qui ils avaient voté lors des dernières élections, ou ce qu’ils pensaient des recherches sur les cellules souches, l’avortement et l’évolution. Résultat : un défenseur de l’industrie du plomb avait été nommé au comité chargé de fixer les normes admissibles concernant le taux de plomb dans le sang des enfants, et avait tranquillement déclaré que soixante-dix microgrammes par décilitre constituaient une dose inoffensive, alors que l’EPA fixait le plafond à dix. Quand son point de vue avait été publié et critiqué, Strengloft avait commenté : « Il faut bien une diversité de points de vue si on veut se faire une opinion. » La seule mention de son nom suffisait à mettre Anna en boule.
Enfin, les choses étant ce qu’elles étaient, il était là, debout devant Charlie ; il fallait bien faire avec, et, au moins physiquement, il avait l’air amical.
Ils venaient d’échanger les plaisanteries préliminaires d’usage quand le Président en personne entra dans la pièce. Strengloft eut un hochement de tête complaisant, comme si cet heureux homme venait souvent l’assister dans son travail crucial.
— Oh, bonjour, monsieur le Président, dit Charlie, maladroitement.
— Bonjour, Charles, répondit le Président en s’approchant pour lui serrer la main.
C’était mauvais. Pas sans précédent, ni même terriblement surprenant. Le Président avait la réputation de faire irruption dans des réunions à l’improviste, comme ça, apparemment par accident, mais peut-être pas. Ça faisait partie de son style informel, légendaire.
C’est alors qu’il vit Joe sur le dos de Charlie, et il fit le tour de Charlie pour le voir de plus près.
— Qu’est-ce que c’est que ça, Charles ? Vous emmenez votre petit gamin avec vous à l’usine ?
— Oui, monsieur. On m’a appelé au dernier moment, quand le Dr Strengloft a demandé à voir Phil et Wade, qui ne sont pas à Washington en ce moment.
Le Président trouva ça amusant.
— Ha ! Super ! C’est adorable. Trouvez-moi un stylo-feutre, que je vous signe sa petite tête. (C’est surtout cette manie de parapher tous les petits objets ronds, qui est signée, se dit Charlie. Typique du Président.) C’est une fille ou un garçon ?
— Un garçon. Joe Quibler.
— Eh bien, c’est génial. Sauver le monde avant d’aller se coucher, c’est l’histoire de votre vie, hein, Charles ?
Il eut un sourire et s’approcha, comme s’il ne tenait pas en place, du fauteuil placé devant la fenêtre, au bout de la table. L’un de ses hommes, planté sur le seuil de la porte, les regardait d’un œil inexpressif.
Le Président avait le visage plus petit qu’à la télé, se dit Charlie. Un visage d’une taille absolument normale, qui n’avait l’air petit qu’à cause de toutes ces images télévisées. D’un autre côté, il avait quelque chose de formidablement concret. Du relief. Il irradiait de réalité.
Il avait les yeux un peu rapprochés, comme on le disait souvent, mais, à part ça, il faisait assez vedette de cinéma sur le retour, ou mannequin pour catalogues de vente par correspondance. Un homme d’affaires qui avait réussi et s’était rangé des voitures pour servir son pays. Les observateurs se plaisaient à faire remarquer qu’on retrouvait sur son visage les traits de plusieurs des derniers présidents, ce qui lui conférait une physionomie rassurante, vaguement familière, avec une pointe de Ross Perot pour son ringardisme attachant et un peu décalé.