— Je crois, oui. Au fait, tu as vu nos nouveaux voisins ? demanda-t-elle avec un geste en direction de l’atrium. On a perdu l’agence de voyages, mais on a gagné l’ambassade d’un petit pays asiatique.
— Une ambassade, ici ?
— Je ne suis pas sûre qu’ils connaissent grand-chose à Washington.
Frank eut son célèbre sourire torve, radicalement différent du doux sourire du jeune moine. Un rictus sardonique, entendu.
— Je vois. Des ambassadeurs de Shangri-La[1], c’est ça ?
Puis la flèche indiquant l’arrivée d’un ascenseur s’alluma, et la porte s’ouvrit.
— Enfin, ça peut toujours être utile.
3
Des primates dans des ascenseurs. Les gens entraient dans la cabine et restaient plantés là, à regarder les numéros s’allumer sur l’afficheur, sans échanger une parole, comme toujours.
Cette observation amena le sociobiologiste qui sommeillait en Frank Vanderwal à s’interroger pour la énième fois sur la nature de leur espèce. Ils étaient des mammifères, des primates sociaux : une variété de chimpanzés sans poils. Leur corps, leur cerveau, leur société avaient évolué en Afrique de l’Est pendant près de deux millions d’années, alors que le climat changeait et que la forêt omniprésente laissait place à des savanes ouvertes.
Ça expliquait bien des choses. Évidemment, ils étaient désespérés de se retrouver piégés dans cette petite boîte en mouvement. Rien dans la savane ne les avait préparés à cette expérience. L’activité qui y ressemblait le plus aurait pu être de crapahuter dans une grotte, sans doute derrière un chaman portant une torche, tout le monde tremblant de crainte, et très probablement sous l’influence d’une drogue psychotrope, dans le cadre d’un rituel religieux. Un tremblement de terre, au cours d’une de ces excursions dans le monde souterrain, voilà à peu près comment une créature de la savane aurait pu interpréter un trajet dans un ascenseur moderne. Pas étonnant qu’il y règne un silence aussi gêné. Ils étaient en présence du sacré. Et cinq mille ans de civilisation n’avaient pas suffi à l’évolution pour modifier ces réactions mentales, il s’en fallait de beaucoup. Ils n’arrivaient, encore aujourd’hui, qu’à faire ce dont ils étaient capables dans la savane.
Anna Quibler rompit le tabou sur le langage, ce qui était possible quand tous les compagnons de voyage étaient des collègues. Elle poursuivit son histoire en disant à Frank :
— Je suis allée me présenter. Ils viennent d’une île qui se trouve dans le golfe du Bengale.
— Ils t’ont dit pourquoi ils avaient loué ce local-là ?
— Juste qu’ils l’avaient choisi avec beaucoup de soin.
— En fonction de quels critères ?
— Ça, je ne le leur ai pas demandé. Enfin, au regard des événements, on peut supposer que la proximité de la NSF n’y est pas pour rien, tu ne crois pas ?
Frank eut un reniflement.
— C’est un remake de la blague de la starlette et du scénariste hollywoodien, non[2] ?
Anna fronça le nez, ce qui étonna Frank. Elle avait une certaine éducation, mais elle n’était pas prude. Et puis il comprit : sa réprobation ne concernait pas la blague, mais l’idée que ces nouveaux arrivants puissent en être réduits à ça.
— Je pense qu’ils ont des raisons plus profondes, dit-elle. Je crois que ce sera intéressant de les avoir ici.
L’espèce Homo sapiens présente un dimorphisme sexuel. Et pas seulement physique. Pour Frank, les découvertes archéologiques semblaient montrer que les rôles sociaux des deux sexes avaient divergé prématurément. La divergence avait pu entraîner des processus de pensée différents, et il devait être possible de caractériser avec une certaine plausibilité l’existence d’approches distinctes même dans des activités non sexuellement différenciées, comme la science. Il se pouvait donc qu’il y ait une façon mâle et une façon femelle, substantiellement différentes, de faire de la science.
Frank laissa ainsi vagabonder ses pensées le temps que l’ascenseur arrive à leur étage puis tandis qu’ils suivaient, Anna et lui, le couloir qui menait vers leurs bureaux respectifs. Anna était aussi grande que lui, bien foutue, mais le dimorphisme s’étendait jusqu’à leurs habitudes de pensée et leur pratique scientifique. C’était peut-être pour ça qu’il était un peu mal à l’aise avec elle. Ça ne résumait pas son attitude vis-à-vis d’elle, mais Anna avait une façon de pratiquer la science qu’il trouvait ennuyeuse. Ce n’était pas qu’elle fût chaleureuse et floue, selon la vision traditionnelle de la pensée féminine ; tout au contraire. Les travaux scientifiques d’Anna – elle cosignait encore souvent des articles sur les statistiques, malgré sa charge de travail – traduisaient une rigueur proche du perfectionnisme, qui faisait d’elle une chercheuse minutieuse et une statisticienne de premier ordre, rapide, futée, compétente dans tout un éventail de domaines, et vraiment excellente dans nombre d’entre eux. Sans doute la meilleure chercheuse qu’on pouvait espérer trouver à un poste aussi bizarre que la direction de la division bio-informatique de la NSF, presque trop bonne – trop précise, toujours prête à tout remettre en cause, ce qui l’empêchait de suivre une stratégie déterminée les yeux fermés. Cela dit, encore une fois, à la NSF, c’était peut-être un atout.
En tout cas, elle y mettait une intensité considérable. C’était une sorte de puritaine de la science, rationnelle au dernier degré. Bien sûr, ce n’était qu’une apparence. Comme chez les premiers puritains, l’hyperrationnel coexistait chez elle avec l’ouverture émotionnelle, l’intensité et la variabilité qui constituaient le paradigme interactionnel et le rôle social de l’Américaine type. Toute femme de science était donc potentiellement une sorte de monsieur Spock, la raison affichée et l’affect en retrait, les deux coexistant à part égale.
Cela dit, Frank devait bien admettre que cette dualité était moins ostensible chez Anna que chez beaucoup de scientifiques de sa connaissance. Plutôt bien intégrée, en fait. Il avait passé des heures, au cours des douze derniers mois, à travailler avec elle, et ils avaient eu beaucoup de discussions intéressantes sur leur travail. Non, il l’appréciait vraiment beaucoup. S’il avait des réticences, ce n’était pas dû à une de ses manies irritantes, comme cette façon qu’elle avait de pinailler ou de couper les cheveux en quatre – non, c’était plutôt que son attitude hyperscientifïque, combinée à l’expression de sa passion féminine, évoquait une science complète, voire une humanité complète. Elle le faisait penser à lui-même.
Pas à la partie sociale qu’il laissait voir aux autres, mais à sa vie intérieure telle qu’il la vivait. Il était aussi extrême qu’elle, par certains côtés, rationnels et émotionnels. C’était ce qui le mettait mal à l’aise : elle était trop comme lui. Elle lui rappelait des aspects de lui-même sur lesquels il n’avait guère envie de se pencher. Mais il ne pouvait empêcher ses pensées de vagabonder. C’était un de ses problèmes.
Ils étaient arrivés au bout du sixième étage, où se trouvaient leurs bureaux. Celui de Frank était un cube dans un volume plus vaste ; celui d’Anna, situé juste en face, était un vrai bureau. Elle avait une pièce pour elle toute seule, avec un coin à l’entrée pour sa secrétaire, Aleesha. Les deux espaces de travail, comme tout dans ce labyrinthe de réduits et d’espaces de communication – comme dans toutes les boîtes de recherche du monde –, étaient pleins d’ordinateurs, de tables, d’armoires de classement et d’étagères bourrées de livres. Le décor beige standard, basique, était censé souligner la pureté de la science.
1
Shangri-La, les
2
Pour ceux qui auraient vécu dans la grotte citée plus haut depuis l’invention du cinématographe par les frères Lumière, en voici une version non politiquement correcte (mais