— Que la fin de la peste noire suffirait peut-être à expliquer, souligna Charlie.
— Eh bien, c’est peut-être la montée du niveau de CO2 qui a mis fin à la peste noire.
Charlie en resta bouche bée.
— Les bubulles de mon club soda, dit gentiment le Président.
— Oui, bien, répondit Charlie, au prix d’un effort sur lui-même. Mais c’est quand même un gaz à effet de serre. Il retient la chaleur qui, sans cela, s’échapperait dans l’espace. Et nous en rejetons plus de deux milliards de tonnes par an dans l’atmosphère. C’est comme si on bouchait votre tuyau d’échappement, monsieur. Votre voiture risquerait la surchauffe. La communauté scientifique tout entière s’accorde à dire que ça provoque un réchauffement vraiment significatif.
— Nos modèles montrent que les récents changements de température sont à l’intérieur des marges de fluctuation naturelles, répliqua le Dr Strengloft. En réalité, il se pourrait même que la température de la stratosphère ait baissé. C’est complexe, mais nous étudions le phénomène, et nous y apporterons la réponse la plus adaptée au moindre coût, parce que nous prendrons le temps de la trouver. En attendant, nous prenons déjà des précautions efficaces. Le Président a demandé aux entreprises américaines de limiter l’accroissement des émissions de dioxyde de carbone à un tiers du taux de croissance de l’économie nationale.
— C’est le ratio que nous avons déjà.
— Oui, mais le Président est allé plus loin en demandant aux entreprises américaines d’essayer d’atteindre un objectif de réduction de dix-huit pour cent au cours de la décennie prochaine. C’est une approche basée sur la croissance qui accélérera les nouvelles technologies, et les partenariats dont nous aurons besoin avec les pays en voie de développement concernant le changement climatique.
Le Président regardait Charlie pour voir ce qu’il allait répondre à ces inepties délirantes quand Charlie sentit que Joe bougeait sur son dos. Comme si la situation n’était pas assez compliquée ! Non seulement le Président et son conseiller scientifique ignoraient les recommandations de la proposition de loi de Phil, mais encore ils en attaquaient bel et bien le concept sous-jacent. Si Charlie avait nourri l’espoir que le Président serait disposé à appuyer de tout son poids un vrai marchandage, il pouvait faire une croix dessus.
Or donc, Joe remuait bel et bien. Il avait le visage collé dans le cou de Charlie, comme d’habitude, et voilà qu’il avait plaqué sa bouche sur le tendon droit de sa nuque et commençait à le sucer en rythme, comme s’il trouvait ça apaisant. Cela lui arrivait parfois quand il somnolait, et Charlie avait toujours trouvé ce geste adorable. C’était l’une des choses qui le faisaient le plus ressembler à une maman dans son boulot de papa poule, mais il avait toutes les peines du monde à s’en abstraire et à continuer comme si de rien n’était.
— Je pense que nous devons faire très attention au genre de science que nous utilisons en la matière, reprit le Président.
Joe suça un point chatouilleux, et Charlie ne put réprimer un sourire, puis il fit la grimace pour ne pas avoir l’air amusé par cette déclaration à double sens.
— C’est vrai, monsieur le Président. Absolument. Mais les arguments en faveur de la prise de mesures immédiates émanent d’un vaste éventail d’organisations scientifiques, et même de gouvernements : les Nations unies, des ONG, des universités, à peu près quatre-vingt-dix-sept pour cent de tous les chercheurs qui se sont jamais exprimés sur la question.
Tout le monde, à part les extrémistes de droite de votre laboratoire d’idées, aurait-il voulu ajouter, tout le monde à part des pseudo-savants et des charlatans, qui raconteraient n’importe quoi moyennant phynances, comme l’ubuesque Dr Strengloft – mais il se mordit la langue et essaya de réorienter le débat.
— Imaginez le monde comme un ballon, monsieur le Président. Un ballon dont l’atmosphère serait la peau. Pour que l’épaisseur de la peau du ballon corresponde exactement à l’épaisseur de notre atmosphère par rapport à celle de la Terre, il devrait être de la taille d’un ballon de basket.
Ce qui n’avait que très peu de sens, même pour Charlie, et pourtant c’était une bonne comparaison. Quand on arrivait à l’exprimer clairement.
— Ce que je veux dire, monsieur, c’est que l’atmosphère est vraiment, vraiment très mince. Nous avons amplement le pouvoir de la modifier considérablement.
— Personne ne le conteste, Charles. Mais écoutez, vous avez bien dit que le pourcentage de CO2 dans l’atmosphère était de six cents parties par million ? Eh bien, si le CO2 était la peau de votre ballon, et le reste de l’atmosphère l’air qu’il contient, le ballon devrait être beaucoup plus gros qu’un ballon de basket, non ? À peu près de la taille de la Lune, ou quelque chose comme ça.
Cette idée arracha un reniflement joyeux à Strengloft, qui s’approcha d’une console d’ordinateur installée dans un coin de la salle de réunion, sans doute pour calculer la taille du ballon du Président. Charlie comprit soudain que Strengloft n’aurait jamais imaginé un tel argument tout seul, et se rendit compte aussi – réalisant, du même coup, comment certaines personnes avaient naguère réussi à l’embobiner – que des gens réputés pour leur intelligence pouvaient parfois être de parfaits imbéciles, alors que des gens à l’air complètement idiot pouvaient se révéler très fins.
— Je vous l’accorde, monsieur, convint Charlie. Mais imaginez cette peau de CO2 comme une espèce de verre qui laisse passer la lumière et piège toute la chaleur à l’intérieur. L’atmosphère est une barrière de cette espèce. Son épaisseur a moins d’importance que sa transparence.
— Alors, le fait qu’il y en ait davantage ne fera peut-être pas une énorme différence, répondit gentiment le président. Écoutez, Charles. Les comparaisons farfelues, c’est bien joli, mais la vérité, c’est que nous devons réduire la croissance de ces émissions avant d’essayer de les arrêter complètement, et encore moins d’inverser la tendance.
C’était exactement ce que le Président avait dit à une conférence de presse récente, et Strengloft, penché sur son ordinateur, hocha la tête, rayonnant, peut-être parce que c’était lui qui lui avait soufflé cette réplique. Charlie trouva soudain horriblement drôle et absurde qu’on puisse être fier d’écrire des crétineries pour un Président futé. Il était content qu’Anna ne soit pas là, parce que, dans des moments pareils, un simple échange de regards leur suffisait pour piquer un fou rire. À cette seule idée, il devait se retenir pour ne pas hurler de rire.
Il chassa donc sa femme et sa glorieuse hilarité de son esprit, sur une dernière image tactile, bizarre : c’était un des seins de sa femme que Joe tétait, de plus en plus frénétiquement. Il avait intérêt à lui donner son biberon en vitesse.
En attendant, il poursuivit :
— Monsieur, ça commence à devenir assez urgent. Et il n’y a pas d’inconvénient à faire cette course en tête. Le fait d’être en première ligne des initiatives pour atténuer les effets des changements climatiques comporte des avantages économiques énormes. C’est une industrie en pleine croissance, au potentiel illimité. C’est l’avenir, quelle que soit la façon dont vous regardez les choses.
Joe lui mordilla plus fermement le cou. Charlie ne put réprimer un frémissement. Pas de doute, il avait faim. Il serait affamé en rentrant. À ce stade, seul un biberon de lait ou de bouillie pourrait l’empêcher de péter un câble. S’il se réveillait maintenant, ce serait la catastrophe. Mais il commençait à lui faire sérieusement mal. Charlie perdit le fil de ses idées. Il se tortilla. Étouffa un reniflement de douleur combiné avec un gloussement qu’il fit passer derrière une petite toux.