Et puis la routine avait commencé à devenir ennuyeuse, inévitablement, et il avait poursuivi sa route, d’abord en voyageant, jusqu’à ce qu’il ait épuisé le pécule qu’il avait mis de côté ; puis en retournant à la fac, une sorte de test, dans un labo différent, d’une autre université, avec un nouveau directeur de thèse. Les choses s’étaient mieux passées. Il avait fini par retourner à l’université de San Diego, et à San Diego même – sa ville natale, l’endroit où il se sentait encore le mieux sur cette planète.
Sensation qu’il avait retrouvée en quittant le terminal de l’aéroport et la passerelle vitrée qui passait au-dessus de la chaussée, puis quand il avait dévalé l’escalator qui descendait vers les navettes menant aux comptoirs de location de voitures. Le réconfort du primate retrouvant son sol natal, sans aucun doute – la familiarité de l’inclinaison de la lumière, de la forme des collines, mais par-dessus tout l’air lui-même, la sensation particulière que l’air procurait à sa peau, cette combinaison de température, d’humidité et de salinité particulière à San Diego. C’était comme si, après avoir passé une année en smoking, il remettait de vieux vêtements confortables ; il était chez lui, et ses cellules le savaient.
Il monta dans sa voiture de location (il aurait juré que c’était toujours la même) et quitta le parking. Vers le nord, sur l’autoroute, chargée, mais pas trop encombrée, les gens fusant de tous les côtés comme des étoiles filantes, suivant les règles du troupeau : Évite les autres, et évite de changer de trajectoire. Les meilleurs conducteurs du monde. Laisser Mission Bay et le mont Soledad sur la gauche, dans cette région où toutes les bretelles d’accès avaient constitué une composante essentielle de sa vie, à un moment ou un autre. La sortie de Gilman, remonter le canyon étroit d’appartements en surplomb au-dessus de l’autoroute, passer devant celui où il avait naguère passé une nuit avec une fille, et, ah, remonter le temps jusqu’à l’époque où ces choses lui étaient arrivées. Vers le bas d’une colline et dans un campus.
L’UCSD. L’université de San Diego, Californie. Son camp de base. L’école dans la plantation d’eucalyptus. Un grouillement d’intelligence, sophistiquée, d’une puissance terrifiante – même vue de l’intérieur. Frank était encore impressionné par cet endroit. En dehors de toute autre considération, c’était une bande de primates très efficaces, collaborant pour accroître le bien-être de ses membres.
Même après une année dans la grande forêt de feuillus, la plantation d’eucalyptus était toujours aussi attirante – charmante, presque apaisante. Les arbres avaient été plantés pour fournir des traverses de chemin de fer, avant qu’on découvre que le bois ne convenait pas. Ils formaient maintenant une sorte de quadrillage mathématique, à l’intérieur duquel était semé le mélange architectural de facultés de l’UCSD, sillonné par deux larges promenades, du nord au sud.
Frank s’était organisé un après-midi de rendez-vous. Le département lui avait accordé l’utilisation d’un bureau vide qui donnait sur Revelle Plaza ; le sien était encore occupé par un chercheur invité de Berlin. Après avoir demandé la clé à Rosaria, la secrétaire du département, il s’assit à un bureau poussiéreux près d’un téléphone, et parla de l’avancement de leurs travaux avec ses quatre derniers thésards. Quarante-cinq minutes chacun, et conscient à chaque seconde de ne pas vraiment leur rendre justice, qu’ils n’avaient pas eu de chance de l’avoir comme directeur de thèse, lui qui les avait abandonnés pour aller à la NSF pendant une année. Eh bien, il essaierait de se rattraper quand il reviendrait – mais pas tous en même temps, et sûrement pas aujourd’hui. En réalité, aucun de leurs projets n’était vraiment passionnant. C’étaient des choses qui arrivaient.
Après ça, il avait une heure et demie à perdre avant son rendez-vous avec Derek. Se garer à l’UCSD était un cauchemar, mais Rosaria lui avait procuré un passe pour un emplacement de parking, et Torrey Pines n’était qu’à quelques centaines de mètres de là, le long de la route, alors il décida d’y aller à pied. Puis, comme il ne tenait plus en place et se sentait même un peu tendu, il eut l’idée de prendre la voie d’escalade qu’ils avaient mise au point avec quelques amis pour s’entraîner à la course et à l’escalade, quand ils habitaient tous Revelle. Ça occuperait agréablement le temps qu’il avait à tuer.
Pour ça, il devait descendre à pied La Jolla Shores, tourner dans La Jolla Farms Road, puis traverser un bout de terrain appartenant à l’université – un plateau vaguement carré situé entre deux canyons qui descendaient vers la plage et achevé par une falaise d’un peu plus de cent mètres qui tombait droit dans la mer. Ce terrain avait été plus ou moins laissé en friche : il s’y trouvait des vieux bunkers de la Seconde Guerre mondiale qui achevaient de se déliter et, comme ils l’avaient découvert, des tombes vieilles de sept mille ans qui resteraient probablement sous la protection du système de réserve naturelle de l’UC. Une perspective magnifique et l’un des endroits préférés de Frank sur terre. Il avait vécu là, il y avait dormi, la nuit, en utilisant le vieux gymnase comme salle de bains. Il avait fait des escarmouches romantiques à cet endroit, et il avait souvent dévalé la piste abrupte que les surfeurs empruntaient pour descendre vers la plage, à Blacks Canyon.
En arrivant au bord de la falaise, il tomba sur une pancarte annonçant que la voie descendante était fermée, pour cause d’éboulement de la falaise. De fait : l’ancienne piste était maintenant une sorte de goulet qui dévalait la paroi d’une surrection de grès. Mais il en aurait fallu davantage pour le dissuader, et il longea la falaise vers le sud en regardant le Pacifique, porté par le vent du large qui soufflait à travers lui. La vue était toujours aussi stupéfiante, malgré la couche de nuages gris ; comme bien souvent, les nuages semblaient accentuer l’immensité de l’espace qui le séparait de l’horizon, les deux plaques d’océan et de ciel convergeant l’une vers l’autre selon un angle incroyablement aigu. La Californie, le bord d’attaque de l’histoire – c’était une idée stupide, et complètement fausse à tout point de vue, en dehors de celui-ci, matériel, et du fait que sa portée s’étendait au-delà d’un paysage métaphorique : elle semblait bel et bien être au bord de quelque chose.