Un endroit terrible. Et le canyon le plus abrupt, le plus vertical, du côté sud de la paroi à nu, offrait une voie alternative que Frank était disposé à prendre, malgré l’interdiction. Personne, en dehors de quelques-uns de ses copains, ne l’avait jamais empruntée, parce que la chute initiale était une paroi tranchante de grès granuleux, exposée à tous les vents et d’ailleurs érodée, formant des goulets abrupts, terrifiants, de part et d’autre. La descente dans le goulet de gauche était tout aussi raide. Le truc était de descendre vite et sans hésitation, et c’est ce que fit Frank, en dérapage et tout en virant sur le côté. Il se laissa arrêter par l’autre versant de la ravine et put, après cela, sauter très vite et sans incident vers le bas.
Vers le bas, et le rugissement salé de la plage, le bruit du ressac amplifié par la grande falaise qui se dressait au fond de la plage. Il longea le rivage en remontant vers le nord, savourant un autre endroit familier. Blacks Beach, le paradis des surfeurs de l’UCSD.
La montée vers Torrey Pines Generique inversait le problème de la descente : là, toutes les difficultés se situaient au niveau de la plage. Une ravine en surplomb se déversait sur un seuil dur, à une dizaine de mètres de hauteur, mais pour l’atteindre il fallait gravir à main nue l’éboulis, à droite des algues vertes abandonnées sur le rivage. Ensuite, il n’eut qu’à grimper à quatre pattes dans cette ravine, jusqu’au sommet de la falaise, près de la plateforme de départ des deltaplanes. En haut, il découvrit une pancarte déclarant que cette voie aussi était interdite.
Ah bon. Eh bien, il avait adoré ça. Il se sentait comme régénéré, plus éveillé qu’il ne l’avait été depuis des semaines. Voilà ce que c’était, d’être chez soi. Il n’avait plus qu’à s’essuyer les mains dans ses cheveux trempés par la sueur et par le crachin, et y aller. Ensuite, il verrait bien.
Dans le parc qui entourait Torrey Pines Generique, et puis franchir le nouveau barrage de sécurité renforcée. La boîte avait l’air vide, se dit-il en entrant dans le bâtiment principal, puis en suivant les couloirs qui menaient au bureau de Derek. Ils s’étaient vraiment séparés de beaucoup de gens. Plusieurs des labos devant lesquels il passa avaient l’air déserts et inutilisés.
Frank entra dans la réception et salua la secrétaire de Derek, Susan, qui le fit entrer. Derek se leva de son grand bureau pour lui serrer la main.
— Content de te revoir ! Comment ça va ?
— Bien, et toi ?
— Oh, ça va, ça va.
Son bureau n’avait pas changé depuis la dernière fois que Frank y avait mis les pieds : la vue sur le Pacifique, un encadrement du numéro de US News and World Reports dont Derek avait fait la couverture. Des photos de ski.
— Alors, quoi de neuf chez les grands bureaucrates de la science ?
— Ils veulent qu’on dise technocrates, en fait.
— Oh, pardon. C’est sûr que ce n’est pas du tout la même chose. Je n’ai jamais compris pourquoi tu étais parti là-bas, fit Derek en secouant la tête. Enfin, j’espère que tu n’as pas perdu ton temps.
— Non, non.
— Et tu vas bientôt revenir, c’est ça ?
— Oui. J’ai presque fini. Mais je suis là pour autre chose, poursuivit-il après une pause. Comme je t’ai dit au téléphone, j’ai vu passer un truc intéressant, venant d’un gars qui a travaillé ici.
— Oui, j’ai vu ça. On devrait pouvoir l’embaucher à temps complet. Il vit grâce à des vacations de Caltech.
— Tant mieux. Parce que je me suis dit que c’était une idée très intéressante.
— Alors la NSF le subventionne ?
— Non, le panel n’a pas été aussi impressionné que moi. Et les autres ont sans doute raison – le projet n’est peut-être pas très bien ficelé. Mais si ça marche, ça permettrait de tester les gènes par simulation informatique et d’identifier les protéines voulues, jusqu’aux ligands spécifiques, afin qu’elles s’accrochent mieux avec les cellules in vivo. Ça accélérerait vraiment le processus. Ce serait une sacrée percée.
Derek le regarda attentivement.
— Tu sais que nous n’avons pas vraiment d’argent pour de nouveaux chercheurs.
— Oui, je sais. Mais ce type est en postdoc, d’accord ? Et c’est un mathématicien. Tout ce qu’il demandait à la NSF, en réalité, c’était du temps d’ordinateur. Tu pourrais l’embaucher à plein temps avec un salaire de débutant, et le mettre sur le dossier. Ça ne te coûterait pas grand-chose… De toute façon, ça pourrait être intéressant.
— Comment ça, « intéressant » ?
— Je viens de te le dire. Prends-le à temps complet et fais-lui signer le contrat habituel concernant les droits de propriété intellectuelle et tout le toutim. Blinde-toi de ce côté-là.
— D’accord. J’ai compris. Mais « intéressant »… Pourquoi ?
— Eh bien, ça pourrait être la solution à ton problème d’apport ciblé, soupira Frank. Si sa méthode marche, si elle est brevetable, alors les revenus de licence potentiels pourraient être vraiment, vraiment considérables.
Derek resta silencieux. La boîte était à peu près exsangue, et il savait que Frank était au courant. Frank ne l’aurait pas ennuyé avec des broutilles, ou même avec des choses importantes mais qui nécessitaient un gros apport en capital et du temps de développement. Il devait lui offrir un bonus d’une espèce ou d’une autre.
— Pourquoi a-t-il adressé cette demande de subvention à la NSF ?
— Ça, je n’en ai pas idée. Peut-être que tes gars l’ont envoyé promener, quand il était là. Peut-être que c’est son directeur de recherche à Caltech qui le lui a conseillé. Peu importe. Mais dis à ceux de tes gars qui s’occupent du problème d’apport ciblé d’y jeter un coup d’œil. Quand tu auras embauché le bonhomme.
— Pourquoi tu n’irais pas les voir ? Allons en discuter avec Leo Mulhouse.
— C’est-à-dire que…
Frank rumina la proposition quelques instants.
— D’accord. Je vais leur parler ; on verra bien ce que ça donne. Mais fais monter ce Pierzinski à bord. Appelle-le aujourd’hui. On verra après.
Derek hocha la tête, pas complètement satisfait.
— Tu sais, Frank, celui dont nous avons vraiment besoin ici, c’est toi. Je te l’ai dit, depuis que tu es parti, ce n’est plus pareil, au labo. Peut-être que quand tu reviendras à San Diego on pourrait te réembaucher au niveau autorisé par l’université.
— Je pensais que tu venais de dire que tu n’avais plus les moyens d’embaucher.
— Eh bien, c’est vrai, mais pour toi, on pourra toujours essayer de goupiller quelque chose, hein ?
— Peut-être. Mais ce n’est pas la question, là, tout de suite. Il faut d’abord que je quitte la NSF. Ensuite, il faudra que je voie ce que le blind trust a fait de mes actions. J’avais des stock-options du labo.
— Je sais bien. Crois-moi, mon plus cher désir serait que tu croules sous les dividendes.
Donner des stock-options aux gens ne coûtait rien à une boîte. C’étaient des gestes de bonne volonté, à moins que ladite boîte et le marché se portent vraiment bien. Et le Nasdaq se portait si mal, depuis si longtemps, que ce n’était plus vraiment considéré comme un véritable avantage en nature. Plutôt comme une sorte de pari sur l’avenir. Et à vrai dire, le fait que Frank se soit montré intéressé avait remonté le moral de Derek, comme si c’était un signe de confiance dans le devenir de Torrey Pines Generique. Et ça témoignait aussi de l’intérêt de Frank à y reprendre du service, à son retour.