— Eh bien, ouais, ce serait génial. À condition que ça marche. On pourrait peut-être les passer à la moulinette de ce programme et recommencer encore et encore, jusqu’à ce qu’on voie des répétitions. À condition qu’on en voie… Et puis on pourrait tester les combinaisons de ligands qui fonctionnent le mieux et qui ont l’air les plus solides, sur le plan chimique…
— Et Pierzinski revient travailler là-dessus avec nous !
— Vraiment ?
— Ouais, il revient ! Derek dit dans son mail qu’on l’aura à notre disposition.
— Super !
Leo vérifia l’info sur la liste du personnel de la boîte.
— Ouaip, il est bien là. Réembauché à partir de cette semaine. Frank Vanderwal nous a parlé de ce type quand il est passé. Je parie qu’il en a touché deux mots à Derek. Il m’a interrogé à son sujet aussi. Et Vanderwal doit savoir ce qu’il raconte ; c’est sa partie, après tout.
— C’est aussi mon domaine, trancha Marta, sèchement.
— Évidemment. Tout ce que je dis, c’est que Frank a dû… Bon, on va demander à Yann de regarder ce qu’on a fait. Si ça pouvait marcher…
— C’est sûr, acquiesça Brian. De toute façon, ça vaut le coup d’essayer. Ça a l’air intéressant.
Il se tuyauta sur Yann, avec Google, Leo regardant par-dessus son épaule.
— Derek veut manifestement qu’on lui parle tout de suite.
— C’est sûrement pour nous qu’il l’a réembauché.
— J’imagine. Alors mettons-lui le grappin dessus avant qu’il ne s’occupe d’autre chose. Des tas de labos auraient bien besoin d’un biomathématicien comme lui.
— D’accord, sauf qu’il n’y a pas tant de labos que ça. Je pense qu’on l’aura. Hé, que crois-tu qu’il faut comprendre quand Derek dit « Listez tout de suite les applications possibles » ?
— Je pense qu’il voudrait commencer à exploiter l’idée pour essayer de glaner des capitaux.
— Et merde. Ouais, tu as probablement raison. Incroyable. Bon, on va faire l’impasse là-dessus pour le moment, et appeler Yann.
La conversation avec Yann Pierzinski fut vraiment intéressante. Il arriva au labo quelques jours plus tard, toujours aussi amical, et heureux d’être de retour chez Torrey Pines, sur un poste à durée indéterminée. Il était rattaché au groupe de maths de George, leur dit-il, mais Derek l’avait déjà prévenu qu’il serait amené à beaucoup travailler avec le labo de Leo ; alors il venait, plein de curiosité et prêt à démarrer.
Leo était content de le revoir. Il retrouvait sa tendance à parler vite quand il était excité, et cette inclinaison de tête sur le côté quand il réfléchissait, comme pour favoriser l’afflux de sang dans cette partie du cerveau, à la façon du problème d’« apport hydrodynamique forcé » auquel ils étaient confrontés dans leur travail (et il l’inclinait vers la droite, remarqua Leo, privilégiant le côté prétendument intuitif). Ses algorithmes étaient encore en chantier, leur dit-il, notamment dans le domaine de la grammaire génétique dont Leo, Marta et Brian avaient besoin pour leur travail ; mais tout irait bien, parce qu’ils pouvaient l’aider, exactement comme il était là pour les aider. Ils pouvaient collaborer, et quand on allait au fond des choses, Yann était un penseur de choc, et c’était bien qu’il se mette sur le dossier. Leo se sentait sûr de lui, au labo, quand il s’agissait de concevoir et de réaliser des manips et tout ce qui s’ensuit, mais en ce qui concernait les étranges mélanges de maths, de logique symbolique et de programmation informatique avec lesquels jonglaient ces biomathématiciens – qui mettaient la logique humaine en équations et la réduisaient à des étapes mécaniques traduisibles par des moyens informatiques –, il était totalement largué. C’est pourquoi il se réjouit de voir Yann brancher son portable sur leur paillasse de labo.
Ils passèrent les jours suivants à expérimenter ses algorithmes sur les gènes de leurs cellules-usines à HDL, Yann substituant diverses procédures dans les dernières étapes de ses opérations, vérifiant ce que donnaient les simulations informatiques et en sélectionnant certaines pour leurs essais de cultures. Ils trouvèrent rapidement une procédure qui réussissait régulièrement à prédire les protéines qui collaient avec leurs cellules cibles – constituant, de fait, des clés pour leurs cellules.
— C’est là-dessus que je me suis concentré l’an dernier, dit joyeusement Yann après une manip réussie.
Tout en travaillant, Pierzinski leur raconta en partie comment il en était arrivé à ce stade de ses travaux, suivant notamment certains aspects des recherches de son directeur de thèse à Caltech. Marta et Brian lui demandèrent quelles applications il avait envisagées, et Yann haussa les épaules ; il n’en avait pas une idée très précise, leur dit-il. Il pensait que l’intérêt principal de l’opération résidait dans ce qu’elle révélait sur les fonctions mathématiques des codons. Dans le seul fait d’en apprendre davantage sur l’expression mathématique de la façon dont les gènes devenaient des organismes. Il n’avait pas beaucoup réfléchi aux éventuels débouchés cliniques ou thérapeutiques, même s’il était tout disposé à reconnaître qu’il pouvait y en avoir.
— Il va de soi que plus on en saura à ce sujet, plus on pourra voir ce qui se passe.
Le reste n’était pas son domaine. Le vrai mathématicien, dans toute sa splendeur.
— Mais, Yann, vous ne voyez pas quelles implications ça pourrait avoir ?
— Il est vrai que je ne m’intéresse pas vraiment à la pharmacologie.
Leo, Brian et Marta le regardaient, les bras ballants. Il était déjà venu au labo, certes, mais en réalité, ils ne le connaissaient pas très bien. Il paraissait plutôt normal, d’une façon générale, conscient du monde extérieur. Dans une certaine mesure, du moins.
— Écoutez, dit Leo, on va aller déjeuner. Je voudrais vous parler de tout ce à quoi ça pourrait nous aider.
19
La boîte de lobbying Branson & Ananda avait ses bureaux sur Pennsylvania Avenue, près de l’intersection avec Indiana et la C, à peu près à mi-chemin de la Maison-Blanche et du Capitole, au-dessus de Marketplace. De très jolis bureaux.
Sridar, l’ami de Charlie, les accueillit à la porte. Il leur présenta le vieux Branson, puis il les conduisit dans une salle de réunion où trônait une longue table sous une fenêtre d’où on voyait les arbres aux branches noueuses et les premières feuilles jaunes de l’été. Sridar fit asseoir les Khembalais et leur proposa du thé et du café ; ils prirent tous du thé. Debout à côté de la porte, Charlie allait et venait doucement comme un ludion, Joe endormi sur son dos, prêt à prendre la tangente si nécessaire.
Drepung parla pour les Khembalais, Sucandra et Padma intervenant parfois pour poser une question. Ils s’entretenaient tous avec Rudra Cakrin, qui les soumettait à un feu roulant de questions en tibétain. Charlie commençait à penser qu’il se trompait, que le vieil homme ne comprenait pas l’anglais ; c’était trop contraignant pour être un truc, comme l’avait dit Anna.
Tous les Khembalais regardaient avec intensité Sridar ou Charlie quand ils prenaient la parole. Ils formaient un public très attentif. Ils avaient une présence indéniable. Charlie en était au point de se dire que leurs tenues de coton, leurs vestes marron et leurs sandales faites à Calcutta étaient la norme, et que c’était la pièce où ils se trouvaient qui était plutôt bizarre, si lisse et d’un gris immaculé. Tout à coup, il eut l’impression d’être dans une sorte d’attraction, au Gymboree.