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— Alors, vous êtes un pays souverain depuis 1960 ? demandait Sridar.

— Les relations avec l’Inde sont un peu plus… compliquées que ça. Nous sommes souverains dans le sens où vous l’entendez depuis 1993 environ.

Drepung lui résuma l’histoire du Khembalung, pendant que Sridar posait des questions et prenait des notes.

— C’est ça… trois mètres cinquante au-dessus du niveau de la mer, à marée haute, résuma Sridar, à l’issue de ce récital. Écoutez, il faut d’abord que je vous dise que nous ne pouvons pas vous garantir de résultat quant au problème du réchauffement global. Le Congrès a baissé les bras. Oh, pardon, Charlie. Disons qu’il n’a pas laissé tomber, mais qu’il a caché le problème sous le tapis.

Charlie se rembrunit malgré lui.

— Ce n’est pas le cas du sénateur Chase ou de tous ceux qui s’intéressent vraiment au sort de la planète. Et nous continuons le travail, nous avons une proposition de loi qui va bientôt sortir, et…

— Oui, oui, bien sûr, répondit Sridar en levant la main pour couper court à ses litanies. Vous faites ce que vous pouvez. Mais disons les choses telles qu’elles sont : un certain nombre de membres du Congrès estiment qu’il est déjà trop tard pour faire quoi que ce soit.

— Mieux vaut tard que jamais ! insista Charlie, manquant réveiller Joe.

Drepung consulta Rudra Cakrin du regard et se tourna à nouveau vers Sridar.

— Nous comprenons, lui dit-il. Nous ne vous demandons pas l’impossible. Ce que nous attendons de vous, c’est que vous nous apportiez votre aide et votre expérience en matière de procédures. Vous connaissez les protocoles en vigueur, vous comprenez. Nous assumerons la responsabilité du contenu de nos requêtes auprès des organisations récalcitrantes, mais nous comptons sur vous pour nous organiser des rencontres avec elles.

— Nous faisons de notre mieux pour faire profiter nos clients de notre expérience, répondit Sridar en conservant une expression atone (mais Charlie savait ce qu’il pensait). Je me contentais de vous rappeler que nous ne faisons pas de miracles.

Les Khembalais hochèrent la tête.

— Les miracles, c’est notre rayon, répondit Drepung, aussi inexpressif que Sridar.

Ils exposèrent lentement ce qu’ils attendaient les uns des autres, et Sridar jeta les premiers éléments d’un accord. Les Khembalais furent heureux de le voir prendre en note les bases de leur demande d’intervention.

— Il est certain que ça facilite les choses, remarqua Sridar. Une façon intelligente de me permettre de vous faire une bonne proposition.

Pendant cette partie de la négociation (parce que c’en était une), Joe se réveilla pour de bon, et Charlie les laissa finir.

Plus tard, ce jour-là, Sridar appela Charlie. Celui-ci était assis sur un banc, dans Dupont Circle, et il donnait son biberon à Joe en regardant s’affronter deux joueurs d’échecs en plein air. Ils jouaient trop vite pour qu’il puisse suivre la partie.

— Écoute, Charlie, je vais shooter contre mon camp, là, mais c’est toi qui m’as mis en contact avec ces gens, alors… Franchement, c’est ton sénateur que les lamas devraient rencontrer en priorité, ou du moins le plus vite possible. C’est avec le Comité des relations extérieures que nous serons principalement amenés à travailler, alors tout part de Chase. Tu ne pourrais pas nous obtenir un peu de son précieux temps ?

— Je pourrais, avec un petit préavis, répondit Charlie en consultant le planning de Phil sur son écran de poignet. Jeudi prochain, ça t’irait ? Il avait un truc qui s’est annulé.

— En fin de matinée, quand il est au mieux de sa forme ?

— Il est toujours au mieux de sa forme.

— Ouais, bien sûr.

— Non, franchement. Tu ne le connais pas.

— Je te crois sur parole. Bon, jeudi, à… ?

— De dix heures à dix heures vingt.

— Parfait.

Quand Charlie disait que le sénateur Phil Chase, qui effectuait la dernière partie de son troisième mandat, avait toujours la pêche, il savait de quoi il parlait. Il était chez lui à Washington, et depuis tellement longtemps, qu’il était devenu quelqu’un de très puissant, et il était toujours très occupé. Il était constamment sur la brèche, de six heures du matin à minuit, chaque heure étant divisée en créneaux de vingt minutes. Personne ne comprenait comment il faisait pour rester à l’aise et détendu.

Presque trop relax, à vrai dire. Il faisait l’impasse sur les détails de la plupart des sujets. Il ne mettait pas les mains dans le cambouis ; il était du genre à déléguer. Comme l’étaient généralement les meilleurs. Certains s’efforçaient de tout savoir, et y laissaient la santé ; d’autres ne savaient pratiquement rien, et se contentaient de jouer les hommes-sandwiches. Phil se situait dans un juste milieu. Il utilisait bien ses équipes, au moins comme base de données externe, et souvent pour beaucoup mieux que ça : comme conseillers, pour peaufiner sa politique, et à l’occasion pour la somme de sagesse accumulée qu’ils représentaient.

Sa longévité à ce poste, et le code de succession strict auquel obéissaient les deux partis, lui avait valu un fauteuil au Comité des relations extérieures, et un siège à ceux des travaux publics et de l’environnement. C’étaient des comités de premier plan, les places y étaient chères. Les démocrates avaient remporté les dernières élections avec une voix d’avance au Sénat, la Chambre leur avait échappé à deux voix près, et le Président était toujours républicain. C’était dans la tradition classique des élections américaines : voter de telle sorte que la situation se retrouve aussi proche que possible du blocage de pouvoir, probablement dans l’espoir qu’il n’arriverait plus jamais rien et que l’histoire se figerait pour de bon. Une quête impossible. Autant essayer de construire un château de cartes dans un cyclone, mais ça donnait une politique tendue, et du bon spectacle. À Washington, au moins, on considérait ça comme stimulant.

En tout cas, Phil était maintenant très pris par des affaires importantes, et il entrait lui aussi en période pré-électorale. Son vieil ami Wade Norton, le chef de son comité de réélection, était déjà par monts et par vaux. Phil tenait son avis en grande estime, et le gardait dans son équipe comme conseiller à distance, mais c’était Andréa qui dirigeait les opérations au bureau, tandis que Charlie – qui travaillait aussi à mi-temps, et le plus souvent de chez lui – s’occupait des problèmes environnementaux.

Quand il venait au bureau, il en trouvait le fonctionnement très professionnel, mais caractérisé par un chaos dont il avait depuis longtemps compris qu’il était surtout généré par Phil : dès qu’il avait deux minutes, entre deux rendez-vous, il faisait le tour des bureaux et il asticotait les gens. Au début, ça paraissait être une façon de passer le temps, mais Charlie en était venu à penser que c’était une sorte de test de popularité express, Phil en profitant pour extirper des impressions et des réactions dans le peu d’espace dont il disposait au sein d’un planning surbooké.

— Alors, on surfe sur la crête des sondages ! s’exclamait-il en faisant sa tournée, ou planté devant le frigo, à boire une énième canette de ginger ale.

Dans ces moments-là, il lançait des discussions pour le plaisir. Son équipe adorait ça. Les états-majors des membres du Congrès étaient par définition composés de bêtes de la politique ; beaucoup avaient participé au club de débats de leur fac. Parler boutique avec Phil était dans leurs cordes. Et son enthousiasme était contagieux, et son sourire, un de ces sourires qui donnaient vraiment l’impression qu’il était aux anges, leur faisait l’effet d’un double expresso. Quand il s’adressait à eux, ils avaient l’impression de s’illuminer de l’intérieur. En réalité, Charlie était convaincu que c’était le sourire de Phil qui l’avait fait élire la première fois, et peut-être depuis, aussi. Ce qui le rendait si beau, c’était qu’il n’était pas fabriqué. Il ne souriait pas s’il n’en avait pas envie. C’est juste qu’il en avait souvent envie. C’était très révélateur, et c’était une des clés de son succès.