Phil éclata de rire, puis secoua la tête et reprit son sérieux.
— Enfin, tant pis. Que voulez-vous ? Vous étiez tombé dans une chausse-trappe. Il adore faire ça. J’espère qu’il ne nous en tiendra pas rigueur. Ça pourrait même jouer pour nous. Mais là, je suis déjà en retard, et il faut que j’y aille. Vous, vous restez là.
Et il mit la main sur le bras de Charlie, dit à nouveau au revoir aux Khembalais et fila par la porte.
Les Khembalais se massèrent autour de Charlie, l’air joyeux.
— Où est Joe ? Pourquoi n’est-il pas avec vous ?
— Je ne pouvais vraiment pas l’emmener avec moi, cette fois. C’est mon amie Asta, du Gymboree, qui s’occupe de lui. En fait, il faut que je retourne le chercher le plus vite possible, dit-il en regardant sa montre. Mais allez, racontez-moi comment ça s’est passé.
Ils suivirent Charlie dans son réduit près de l’escalier, qui se trouva aussitôt rempli de leurs robes marron (Charlie remarqua qu’ils avaient revêtu leurs tenues de cérémonie en l’honneur de Phil) et de leurs visages bruns, forts. Ils avaient toujours l’air aussi contents.
— Alors ? insista Charlie.
— Ça s’est très bien passé, répondit Drepung en hochant allègrement la tête. Il nous a posé beaucoup de questions sur le Khembalung. Il y était passé, il y a sept ans, et il a rencontré Padma et les autres, à ce moment-là ; il était très intéressé, très… sympathisant. Il m’a rappelé M. Clinton, de ce point de vue.
Apparemment, l’ex-Président s’était aussi rendu au Khembalung, quelques années plus tôt, et avait fait une grosse impression.
— Mais surtout, il nous a dit qu’il nous aiderait.
— Vraiment ? C’est génial ! Qu’a-t-il dit, au juste ?
Drepung fronça les sourcils comme s’il faisait un effort de mémoire.
— Il a dit : « Je vais voir ce que je peux faire. »
Sucandra et Padma hochèrent la tête, confirmant ses paroles.
— Il a dit ça ? Exactement comme ça ? demanda Charlie.
— Oui. « Je vais voir ce que je peux faire. »
Charlie et Sridar échangèrent un regard. Qui allait le leur dire ?
— Ce sont les mots qu’il a employés, dit prudemment Sridar.
Passant ainsi le ballon à Charlie.
Qui poussa un soupir.
— Qu’y a-t-il ? demanda Drepung.
— Eh bien…, commença Charlie en regardant à nouveau Sridar.
— Dis-leur, soupira Sridar.
— Ce que vous devez comprendre, répondit Charlie, c’est que les membres du Congrès n’aiment pas dire non.
— Non ?
— Non. Ils ne le disent jamais.
— Ils ne disent jamais non, amplifia Sridar.
— Jamais ?
— Jamais.
— Ils aiment dire « oui », expliqua Charlie. Les gens viennent les voir, leur demandent des choses – des faveurs, des voix, des services d’une sorte ou d’une autre. Ils disent oui, et les gens s’en vont contents. Tout le monde est content.
— Des électeurs, développa Sridar. Ce qui veut dire des voix, et donc leur boulot. Ils disent oui, et ça veut dire des voix. Il y a des fois où un seul oui peut vouloir dire cinquante mille voix. Alors ils se contentent de dire oui.
— C’est vrai, admit Charlie. Certains disent oui, quoi qu’ils pensent en réalité. D’autres, comme notre sénateur Chase, sont plus honnêtes.
— Tout ça sans jamais dire vraiment non, malgré tout, ajouta Sridar.
— En réalité, ils ne répondent qu’aux questions auxquelles ils peuvent répondre oui. Les autres, ils les esquivent, d’une façon ou d’une autre.
— D’accord, répondit Drepung. Mais il a dit…
— Il a dit : « Je vais voir ce que je peux faire. »
Drepung fronça les sourcils.
— Alors, ça veut dire non ?
— Eh bien, vous savez, quand les circonstances font qu’ils ne peuvent pas répondre à une question d’une autre façon…
— Oui ! coupa Sridar. Ça veut dire non.
— Eh bien…, essaya de temporiser Charlie.
— Allez, Charlie, fit Sridar en secouant la tête. On sait bien ce que ça veut dire. C’est la même chose pour tout le monde. « Oui » veut dire « peut-être ». « Je vais voir ce que je peux faire » veut dire « non ». Ça veut dire « aucune chance ». Ça veut dire « Je ne peux pas croire que vous me posiez cette question, mais puisque vous me la posez, voilà comment je vous réponds non ».
— Il ne nous aidera pas ? insista Drepung.
— Il le fera s’il voit une façon de le faire qui marche, déclara Charlie. Je ne le lâcherai pas à ce sujet.
— Vous verrez ce que vous pouvez faire, reprit Drepung.
— Oui, mais moi je le pense. Vraiment.
Sridar eut un sourire sardonique devant la déconfiture de Charlie.
— Et Phil est le sénateur le plus concerné par les problèmes environnementaux. N’est-ce pas, Charlie ?
— Eh bien, oui. Ça, c’est vrai.
Les Khembalais encaissèrent sa réponse en silence.
6. La capitale des sciences
20
Des robots sous-marins rôdent dans les profondeurs, effectuant des recherches océanographiques. Des glisseurs autonomes, sortes de torpilles à ailettes comme les Slocum gliders, viennent recharger leurs batteries dans des observatoires sous-marins d’où ils téléchargent les données qu’ils ont glanées. Finalement, les océanographes disposent de presque autant d’informations que les météorologues. Ils surveillent notamment une couche profonde d’eau relativement chaude, qui coule de l’Atlantique dans l’Arctique. C’est l’ALTEX, ou Atlantic Layer Tracking Experiment.
Mais ils ne seront jamais aussi performants dans ce domaine que les baleines blanches, les bélugas qui vivent toute leur vie au large : elles ont été équipées de capteurs qui enregistrent la température, la salinité et le taux de nitrate de l’eau, ainsi que d’un système d’enregistrement GPS et d’un détecteur de profondeur. Elles aiment monter et descendre dans leur monde bleu, plonger dans le noir royaume des profondeurs, remontant pour refaire le plein d’air, tout cela en enregistrant des données à chaque instant. Whitey Ford, la Femme en Blanc, Moby Dick, Casper le petit fantôme, et tous les blancs spectres des profondeurs, nagent selon leur bon plaisir, en haut, en bas, inlassablement, dans leurs immenses territoires, continuellement, immuablement, rapides et souples, capables de plonger à de très grandes profondeurs, pâles étincelles dans le bleu le plus noir, le noir le plus bleu. Remontant pour respirer. Nos cousines les baleines blanches nous aident à connaître ce monde. La couche chaude va en diminuant.
21
Frank acheva son séjour à San Diego dans un état de tension désagréable. La rencontre avec Marta l’avait démoralisé et il n’arrivait pas à remonter la pente.
Il fit les petites annonces, à la recherche d’un logement en vue de son retour, à l’automne, ce qui acheva de l’abattre. Il comprit qu’il avait intérêt à louer quelque chose et à prendre son temps pour acheter. Il aurait du mal à trouver une maison qui lui plairait, et dans ses moyens. Ce serait peut-être même carrément impossible. Il avait des problèmes financiers. Et il fallait beaucoup, beaucoup d’argent pour acheter une maison dans le nord de San Diego, par les temps qui couraient. Avec Marta, ils avaient acheté le bungalow idéal pour un couple à Cardiff, mais ils l’avaient vendu quand ils s’étaient séparés, ce qui avait beaucoup contribué à aggraver la situation entre eux. La région était devenue trop chère pour un simple prof. Il aurait besoin de revenus annexes.