Alors il regarda les locations dans le comté nord, tout en allant, les après-midi, dans le bureau vide, sur le campus, à la rencontre de deux postdocs qui travaillaient encore pour lui pendant son absence. Il parla aussi, avec la présidence du département, des cours qu’il devait donner à l’automne. Rien de tout ça n’était vraiment enthousiasmant.
Et pour couronner le tout, il reçut dans son casier, au département, une lettre du bureau des transferts de technologie de l’université de San Diego. Le pouls battant à tout rompre, il déchira l’enveloppe, parcourut le courrier en diagonale, et appela aussitôt le bureau.
— Salut, Delphina ! C’est Frank Vanderwal. Je viens de recevoir une lettre du comité de surveillance. Vous pourriez m’expliquer de quoi il retourne, s’il vous plaît ?
— Oh, bonjour, docteur Vanderwal. Voyons un peu… le comité de surveillance des revenus extérieurs de la faculté voudrait vous interroger sur les revenus que vous avez perçus des actions de Torrey Pines Generique. Tout ce qui dépasse deux mille dollars par an doit être déclaré, et ils n’ont rien reçu de votre part.
— Évidemment, je suis à la NSF, cette année. Mes actions sont gérées par un blind trust. Je ne suis au courant de rien.
— Oh, c’est vrai, en effet. Peut-être que… attendez une seconde. Ah oui. Ils auraient dû le savoir. Je ne suis pas sûre. Je cherche leur mémo, là… Ah, voilà. Ils ont appris que vous alliez retourner chez Torrey Pines, en rentrant, et…
— Hein ? Attendez un peu ! Où sont-ils allés chercher ça ?
— Je n’en sais rien…
— Parce que ce n’est pas vrai ! J’ai discuté avec des collègues à Torrey Pines, mais c’était à titre privé. Qui a bien pu leur raconter cette histoire ?
— Je vous dis que je n’en sais rien, répondit Delphina, qui commençait à s’offusquer de son indignation.
Aucun doute : elle devait, par la nature même de son poste, se retrouver plus souvent qu’à son tour en butte à l’indignation ou la hargne de ses interlocuteurs, mais il n’en avait cure. Pour une fois qu’il était dans son bon droit…
— Écoutez, Delphina, dit-il. On a discuté de tout ça au moment de la fondation de Torrey Pines, à laquelle j’ai participé, et au cas où vous l’auriez oublié, moi je m’en souviens : les membres de la fac sont autorisés à consacrer jusqu’à vingt pour cent de leur temps de travail en consultations extérieures. Ce que je fais de ce temps est mon affaire, tout ce qu’on me demande, c’est de le signaler. Alors, même si je retournais chez Torrey Pines, où serait le problème ? Je ne serais pas salarié par eux, et je n’y consacrerais pas plus de vingt pour cent de mon temps !
— Bon, ben c’est bien…
— Et l’essentiel de tout ça se passe dans ma tête, de toute façon, alors même si j’y consacrais plus de temps, comment pourriez-vous le savoir ? Vous allez lire dans mes pensées ?
— Bien sûr que non, soupira Delphina. En fin de compte, c’est plus honorifique qu’autre chose. C’est évident. Nous demandons un complément d’information quand nous voyons des choses dans les rapports financiers, pour rappeler les gens au règlement.
— Oui, eh bien, je n’apprécie pas cette inquisition mal placée. Informez le comité de surveillance de la situation de mes actions, et dites-leur de faire leur boulot convenablement avant d’emmerder les gens.
— D’accord. Désolée.
Elle n’avait pas l’air exagérément bouleversée par l’affaire.
Frank alla faire un tour sur le campus. Généralement, ça avait le don de l’apaiser, mais là, il était trop furieux. Qui avait pu raconter au comité de surveillance qu’il avait l’intention de réintégrer Torrey Pines ? Et pourquoi ? Était-ce quelqu’un de la boîte qui les avait appelés ? Il n’y avait que Derek qui était au courant, et ce n’était pas lui qui aurait fait ça.
Mais d’autres avaient pu en avoir vent. Ou auraient pu le déduire de sa visite. Qui ne remontait qu’à quelques jours, mais ça laissait amplement le temps à quelqu’un de passer un coup de fil. Sam Houston, peut-être, soucieux de rester principal conseiller scientifique ?
Ou Marta ?
Perturbé par cette idée, il se prit à regretter de ne pas être à Washington DC. Ce qui était un choc, parce qu’il passait son temps, quand il était là-bas, à mourir d’envie de retourner à San Diego, à n’attendre que le moment où il repartirait, et où il reprendrait sa vraie vie. Pas de doute, pourtant : il était là, à San Diego, et il avait envie d’être à Washington. Il y avait quelque chose qui clochait.
Une partie de sa frustration devait venir du fait qu’il n’était pas vraiment de retour dans sa vraie vie à San Diego ; il ne faisait que la prévoir. Il n’avait pas de chez lui, il était encore en congé, ses journées n’étaient pas remplies. Ce qui le laissait un peu en déshérence, comme tout de suite. Et ça ne lui ressemblait pas.
Bon… et s’il vivait ici, que ferait-il de son temps libre ?
Il irait surfer.
Bonne idée. Toutes ses affaires étaient entreposées dans un casier de location, dans le centre commercial labyrinthique, derrière Encinitas. Alors il prit sa voiture, alla récupérer ses affaires de surf et vint se garer sur le parking de Cardiff Reef, au sud de Cardiff-by-the-Sea. Quelques minutes d’observation, le temps d’enfiler sa combinaison (qui devenait trop petite pour lui), lui révélèrent que la marée descendante et la houle venant du sud se combinaient pour donner de bonnes vagues, qui se brisaient sur les récifs, au large. Il y avait une petite constellation de surfeurs et de véliplanchistes.
Déjà réjoui par ce spectacle, il s’aventura dans l’eau, qui était très froide pour le milieu de l’été ; tout le monde le disait. Elle n’était plus jamais aussi chaude que par le passé. Mais elle lui paraissait tellement bonne en ce moment précis qu’il courut vers une vague qui s’écrasait sur le rivage et plongea dedans. Il en ressortit en hurlant, s’assit dans l’eau et, tout en se laissant flotter, enfila ses bottes, attacha les velcros de la sangle qui reliait sa planche à sa cheville et commença à pagayer. Avec l’impression d’être chez lui dans l’océan.
C’était une excellente matinée. Comme toujours, à Cardiff Reef. Il y avait des années qu’il venait là, et il connaissait le coin par cœur. Il y avait souvent surfé avec Marta, mais ça n’avait pas grand-chose à voir. Cela dit, s’il tombait sur elle ici, ce serait encore une occasion de lui parler. De toute façon, les vagues étaient éternelles, et Cardiff Reef, avec sa configuration simple, était comme une vieille amie qui vous racontait toujours les mêmes histoires ; il était chez lui. C’était ce qui faisait de San Diego son foyer – pas les gens, les boulots ou les baraques inabordables, mais ce qu’il ressentait dans l’océan, qui avait été l’expérience centrale de sa vie pendant tant d’années, au point que tout le reste paraissait incolore à côté. Jusqu’à ce qu’il découvre l’escalade.
Tout en pagayant, en prenant les vagues qui déroulaient vers la gauche pendant de longues secondes d’extase, et même en ralentissant pour se repositionner, il continuait à s’interroger sur cette impression étrangement puissante : il était chez lui dans l’eau salée. Il devait y avoir une raison profonde, que l’évolution n’avait pas réussi à gommer, à la joie de se sentir projeté en avant sur une vague. Peut-être que ça venait de la partie du cerveau qui précédait la division d’avec les mammifères aquatiques, un élément profond, fondamental, de l’activité mentale qui recherchait avidement cette expérience. L’encéphale conservait certainement des mécanismes mentaux très anciens. Ou alors, peut-être que ces instants d’apesanteur, de flottement, rappelaient les mois de vie utérine, dont le souvenir resurgissait quand on nageait. À moins, encore, que ce ne soit une réaction esthétique très sophistiquée, une rencontre avec le sublime : tomber constamment sans mourir, sans même se blesser, entraînait une disparité d’information entre les signaux de danger et les signaux rassurants qui était ressentie comme une espèce de triomphe sur la réalité.