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Dans son cas, il était humanisé, et même enjolivé, par les grandes baies vitrées qui donnaient sur l’intérieur du bâtiment, offrant une vue plongeante sur l’atrium central et tous les autres bureaux. Cette combinaison d’un espace dégagé et de la vue sur cinquante ou cent autres êtres humains faisait de chaque bureau une tranche ou une réminiscence de la savane, et constituait donc un environnement plus confortable pour ses habitants, au niveau primitif. Frank ne pensait pas que cet aspect ait pu être consciemment recherché, mais il admirait l’instinct de l’architecte qui avait su faire en sorte que les occupants du bâtiment soient aussi productifs que possible.

Il s’assit à son bureau. Il avait décalé l’écran de son ordinateur par rapport à l’axe de sa fenêtre, de façon à pouvoir se concentrer dessus si nécessaire, mais il se perdit un instant dans la contemplation des bureaux, de l’autre côté de l’atrium. Son année à la NSF tirait à sa fin, et même si sa charge de travail ne diminuait pas, elle commençait à perdre de son importance pour lui. Toutes les surfaces horizontales disparaissaient sous des piles d’articles et des tirages d’imprimante, organisés selon un système complexe qui lui était propre. Il avait du pain sur la planche. Et là, au lieu de travailler, il bayait aux corneilles.

Le mobile coloré qui occupait le haut de l’atrium était rudimentaire au point d’en être pénible, avec ses formes basiques et ses couleurs primaires qui évoquaient un gribouillis de gamin de maternelle. Parmi ses nombreuses activités, Frank pratiquait l’escalade, et il s’occupait souvent l’esprit en imaginant les mouvements qu’il devrait faire pour escalader le mobile. Il y avait des passages difficiles, mais dans l’ensemble, ça ferait une voie amusante.

De l’autre côté du mobile, il voyait ce qui se passait dans les autres bureaux. Cent huit ; il les avait comptés. Des gens tapaient sur des ordinateurs, parlaient à deux ou trois, ou tout seuls, au téléphone, lisaient, se regroupaient dans des salles de réunion autour de tables couvertes de papiers en regardant des présentations PowerPoint ou en bavardant. Surtout en bavardant. Si un Martien était tombé dans les bureaux de la NSF, il en aurait conclu que la science consistait essentiellement en parlotes autour d’une table.

Ce qui était loin d’être la vérité, et c’était l’une des raisons pour lesquelles Frank s’ennuyait. En réalité, la science se faisait dans des laboratoires, et généralement dans tous les endroits où on procédait à des expériences. Ce qui se passait ici, c’était autre chose, une espèce de métascience, disons, qui coordonnait les activités scientifiques, les reliait à d’autres actions humaines ou les finançait. Quelque chose comme ça. À vrai dire, il avait du mal à être plus précis.

L’odeur du latte qu’Anna avait rapporté du Starbucks flottait jusqu’à lui depuis le bureau voisin, et il l’entendait parler au téléphone. Elle passait beaucoup de temps au téléphone, elle aussi. « Je ne sais pas. J’ignore la taille des autres échantillons… Non, ils ne sont pas négligeables sur le plan statistique, pour ça, il faudrait qu’ils soient inférieurs à la marge d’erreur… Ce que vous voulez dire, c’est qu’ils sont juste insignifiants sur le plan statistique… D’accord, c’est ça, posez-lui la question. Bonne idée. »

Pendant ce temps, Aleesha, son assistante, était aussi au téléphone, démêlant patiemment quelque problème de son plus beau contralto made in Washington DC. C’était un fait patent, quoique rarement reconnu : une bonne partie des tâches effectuées quotidiennement à la NSF étaient assurées par des équipes d’Afro-Américaines qui affichaient une attitude on ne peut plus dubitative quant à l’importance de leur boulot à tous. Aleesha, par exemple, faisait preuve d’un scepticisme courtois que Frank avait souvent essayé de singer, mais il désespérait d’y parvenir un jour, hélas !

Anna apparut dans l’ouverture de la porte et tapota au montant, comme toujours, pour faire comme si cet espace était un bureau.

— Frank, je t’ai envoyé un doc. Tu sais, l’histoire d’algorithme dont je t’ai parlé…

— Je vais voir s’il est arrivé.

Il tapa sur la touche « relever » et constata qu’il avait reçu un message de aquibler@nsf.gov. Il adorait cette adresse.

— Exact, je l’ai. Je vais regarder ça tout de suite.

— Merci.

Elle s’apprêtait à s’en aller lorsqu’elle se ravisa.

— Je voulais te demander… Quand est-ce que tu envisages de retourner à San Diego ?

— Fin juillet, ou fin août.

— Tu vas me manquer. Écoute, je sais que c’est la belle vie, là-bas, pour toi, mais on apprécierait que tu envisages de rempiler pour un an, ou même que tu restes définitivement, si tu veux. Évidemment, tu dois avoir beaucoup de fers au feu…

— C’est vrai. J’apprécie la proposition. J’ai beaucoup aimé mon séjour ici, mais il va probablement falloir que je rentre. Enfin, je vais y réfléchir quand même, répondit Frank, sans s’engager.

Il était rigoureusement hors de question qu’il reste au-delà de l’année prévue.

— Merci. Ce serait chic que tu restes ici, avec nous.

Une partie importante du travail de la NSF était effectuée par des chercheurs invités, missionnés par leurs organismes d’origine pour chapeauter des programmes dans leur domaine d’expertise pour des périodes d’une année ou deux. Les demandes de subvention arrivaient par milliers, et les directeurs de programmes de recherche comme Frank les parcouraient, les triaient, organisaient des panels d’experts extérieurs dans des domaines donnés et menaient les réunions au cours desquelles ces experts notaient les sujets. C’était une étape majeure du processus de révision par les pairs, processus que Frank approuvait sans réserve – en principe. Mais une année, c’était largement suffisant.

Anna, qui l’avait observé, dit :

— J’imagine que c’est une espèce de course du rat dans le labyrinthe.

— Bof, pas plus qu’ailleurs. À vrai dire, si j’étais chez moi, ce serait probablement encore pire.

Ils éclatèrent de rire.

— Et en plus, tu devrais t’occuper de ton journal.

— Exact. Toujours en retard, ajouta Frank avec un geste en direction d’une pile de documents : trois papiers pour la Review of Bioinformatics, deux pour le Journal of Sociobiology. Encore heureux que les autres rédacteurs tiennent mieux leurs délais que moi.

Anna hocha la tête. La rédaction en chef d’un journal était un privilège et un honneur, bien que généralement bénévole – en réalité, on était souvent obligé de payer son abonnement si on voulait avoir des exemplaires de la revue à la parution de laquelle on avait soi-même contribué. C’était encore une des nombreuses activités non rémunérées de la science, une partie de son économie extensive de crédit social.

— Je comprends, poursuivit Anna. Enfin, on ne pourra pas dire que je n’aurai pas essayé de te retenir. Qu’est-ce que tu veux ? Quand on reçoit des visiteurs particulièrement géniaux, on essaie de les garder.

— Bien sûr, répondit Frank en opinant du chef, mal à l’aise.

Touché, malgré lui. Il attachait de l’importance à l’opinion d’Anna. Il fit rouler son fauteuil vers son écran comme pour se remettre au boulot, alors elle se retourna et sortit.

Il cliqua sur le fichier qu’Anna lui avait envoyé. Il reconnut aussitôt le nom de l’un des chercheurs.

— Hé, Anna ! appela-t-il.

— Oui ? fit-elle en réapparaissant dans l’ouverture de la porte.