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Enfin, peu importait ; c’était extatique. Et il se sentait déjà infiniment mieux.

Mais il était temps de repartir. Il prit une dernière vague et au lieu de s’éjecter par la crête, quand la section rapide fut terminée, il resta sur la vague, qui vint se briser sur le rivage.

Il resta assis sur un banc de sable à se laisser ballotter par l’eau écumante et sifflante. En avant, en arrière, remonter, redescendre. Il se prélassa ainsi un long moment. Quand il était petit, et même plus tard, à l’adolescence, il avait passé beaucoup de temps à faire ça, à la fin de toutes les journées à la plage, à « faire le grunion[7] », comme il disait. Il avait souvent pensé que les gens pouvaient toujours se démener pour trouver des sports plus compliqués dans l’océan ; faire le grunion, que demander d’autre à l’existence ? Alors il s’étala et se laissa porter par les vagues, sentant l’eau sablonneuse le soulever et l’entraîner. L’océan le berçait comme les bras d’une nourrice. En repartant vers la mer, l’eau tamisait les fins grains noirs du sable, les mélangeait avec les grains jaunes et blancs, arrondis, jusqu’à ce qu’ils forment des réseaux de V noirs qui s’entrelaçaient. Des tracés naturels, mouvants…

— Hé, ça va ?

Il releva brusquement la tête. C’était Marta, qui remontait sur la plage.

— Tiens, salut ! Oui, oui, ça va.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu me suis, maintenant ?

— Non, répondit-il, avant de se rendre compte que c’était peut-être vrai, et d’ajouter un ton plus haut : Non !

Il commençait à s’énerver. Elle lui rendit son regard.

— Je me laisse bercer par les vagues, dit-il, la bouche pincée. Tu n’as aucune raison de me dire ça.

— Non ? Alors pourquoi m’as-tu proposé de sortir, hier ?

— C’était une erreur, manifestement. Je pensais que ça pourrait arranger un peu les choses de parler.

— L’an dernier, peut-être. Mais tu n’en avais pas envie, à ce moment-là. Au point que tu as préféré t’enfuir à la NSF, Frank. Et maintenant, c’est trop tard. Alors fiche-moi la paix.

— Mais je te fiche la paix !

— Laisse-moi tranquille !

Elle se retourna et courut vers les vagues, se coucha sur sa planche et pagaya vigoureusement. Lorsqu’elle fut assez loin, elle s’assit sur sa planche et prit son équilibre, en regardant vers le large.

Les surfeuses ont toujours une drôle de dégaine, se dit Frank en la regardant. Et pas seulement à cause des choses évidentes ; la combinaison accentuait de subtiles différences morphologiques : les fesses, le rapport longueur du torse sur longueur des jambes inférieur, le rapport de 0,7 de la taille aux hanches… Bref, elles étaient différentes, et elles attiraient son regard comme un aimant. Dès qu’il arrivait à distinguer une silhouette humaine, si loin qu’elle soit, il pouvait dire si c’était un homme ou une femme. Tous les surfeurs en étaient capables.

Qu’est-ce que ça voulait dire ? Qu’il était sous l’emprise d’une femme qui le méprisait ? Qu’il avait tout gâché avec la personne qui comptait le plus au monde pour lui ? Et donc ses meilleures chances de réussir à se reproduire un jour ? Que dans le besoin de reproduction le dimorphisme sexuel était un puissant incitatif ? Qu’il était esclave de son sperme, et un imbécile ?

Tout ça à la fois.

Sa bonne humeur ébranlée, il s’obligea à se relever. Il enleva ses bottillons et sa combinaison, s’essuya, remonta auprès de sa voiture de location et retourna déposer son matériel dans son casier de stockage. Il regagna sa chambre d’hôtel, se doucha, demanda son compte et reprit l’autoroute jusqu’à l’aéroport. Il était sur son sol natal et il se faisait l’impression d’être exilé.

Il y avait vraiment quelque chose qui clochait.

Il rendit la voiture de location, effectua les formalités d’embarquement comme un robot et se retrouva à bord de l’avion pour Dallas. Il s’assit auprès du hublot et regarda au-dehors alors que l’avion décollait dans un rugissement de réacteurs. Point Loma. L’océan, très bleu, et la tapisserie blanche, perpétuellement renouvelée, des vagues qui se brisaient sur la côte. Un virage sur l’aile, le mont Soledad, et puis la montée dans la couche de nuages et toujours plus haut, vers l’est.

Il s’endormit. Quand il se réveilla, ils descendaient vers Dallas. Ça faisait drôle d’observer le processus de retour vers la Terre, les maisons, et les petites autos pareilles à des jouets, au début, et qui grossissaient très vite pour devenir de vraies voitures filant sur les routes. Ensuite, l’atterrissage, les interminables courbes de l’aéroport de Dallas, la navette ferroviaire pour changer de terminal, et l’attente d’un autre avion, pour Washington.

Il regardait d’un œil morne défiler l’Amérique. Qui pouvaient bien être ces gens, pour vivre si placidement alors que le monde sombrait dans une crise environnementale aiguë ? Des experts du déni. Des experts dans l’art de filtrer les informations pour n’entendre que ce qui justifiait leur comportement. Beaucoup de ceux qui passaient devant lui allaient à l’église le dimanche, croyaient en Dieu, votaient républicain, faisaient des courses et regardaient la télévision. Des gens bien, visiblement. Le monde était condamné.

Il se cala dans son nouveau siège d’avion (côté allée, cette fois ; la vue n’avait pas d’importance), sentant monter sa colère et son écœurement. La NSF n’était pas étrangère à son exaspération. Ils ne feraient rien pour changer les choses. Il sortit son ordinateur portable, l’alluma, créa un nouveau document, commença à écrire :

Critique de la NSF, premier jet.

Pour Diane Chang, confidentiel

La NSF a été fondée dans le but de financer la recherche fondamentale, ce pour quoi elle bénéficie, dans l’ensemble, d’une réputation flatteuse. Mais son budget n’a jamais dépassé 10 milliards de dollars par an, dans une économie globale de 10 trillions de dollars. Les choses étant ce qu’elles sont, on peut craindre que la NSF ne soit tout simplement trop petite pour avoir un impact réel.

En attendant, l’espèce humaine excède la capacité d’absorption de cette planète, dont elle endommage gravement la biosphère. L’économie néoclassique ne peut faire face à la situation. À vrai dire, avec les chiffres fallacieux qu’elle affiche, elle a été en partie conçue pour la dissimuler. Même si la Terre subissait un événement d’extinction anthropogénique catastrophique au cours des dix prochaines années, ce qui nous pend au nez, les milieux affairistes américains continueraient à se concentrer sur leurs pertes et leurs profits trimestriels. Il n’y a pas de mécanisme économique de gestion de catastrophe. Et pourtant, ni le gouvernement, ni la communauté scientifique ne se préoccupent de la situation. En réalité, ils sont, l’un comme l’autre, résignés à être régis selon les critères de l’économie néoclassique, qui est de toute évidence une fausse science. Nous pourrions aussi bien être gouvernés par des astrologues. Telle est la situation. Tout le monde lésait, à la NSF, et pourtant personne n’y fait rien. Personne ne fait rien pour tenter d’initier le sauvetage de la biosphère, on n’essaie même pas de susciter les projets de mitigation de l’impact humain. On se contente d’attendre et de voir venir. C’est une position d’une passivité ridicule.

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7

Poisson californien qui ne sort qu’à la pleine lune pour pondre ses œufs dans le sable. (N. d. l. T.)