Pourquoi une telle passivité, me demanderez-vous ? Parce que la NSF est un repaire de poules mouillées. Des poules mouillées avec leurs petites têtes pensantes bien enfoncées dans le sable comme des autruches. Des croisements de poule mouillée et d’autruche (arranger ça). La NSF a peur de tenir tête au Congrès, peur de tenir tête aux milieux d’affaires, peur d’affronter le peuple américain. Les ayatollahs du libéralisme nous renvoient dans une éternité féodale consternante, qui détruit tout sur son passage, alors que nous aurions les moyens technologiques de nourrir, d’habiller, de soigner tout le monde, de donner un toit et une éducation à tout le monde. Bref, la faculté de mettre fin aux souffrances et aux besoins de la population mondiale est là, à portée de main, tout comme la catastrophe écologique est là, elle aussi, à portée de main, et pourtant la NSF continue à accorder ses petites subventions, à jouer du violon pendant que Rome est en feu !!!
Enfin, peu importe, il n’y a rien à faire, je suis sûr que vous vous dites : Pauvre Frank Vanderwal, il a passé une année dans le marécage, et il est devenu dingue. Eh bien d’accord, mais n’empêche que ce que je dis est vrai ; le monde est dans la merde, et la NSF est l’une des rares organisations sur cette planète qui pourrait bel et bien l’aider à s’en sortir, et pourtant elle ne le fait pas. Elle devrait ouvrir la voie à une politique scientifique à l’échelon mondial, et imposer la réflexion sur certaines possibilités de mitigations climatiques et de la biosphère, les présenter comme des nécessités, des priorités absolues, elle devrait travailler le Congrès au corps comme cette putain de NRA[8] pour obtenir le budget qu’elle mérite, un budget beaucoup plus important, aussi important que celui du Pentagone : en fait, il faudrait intervertir les deux budgets, si on voulait que ça marche convenablement, mais ce n’est pas le cas, ce ne sera jamais le cas, et c’est pour ça que je ne reviendrai pas, et que n’importe quel individu doué de bon sens ne devrait pas revenir non plus.
L’avion avait amorcé sa descente.
Bon, il faudrait revoir un petit peu tout ça. Mettre de l’ordre dans les métaphores. La NSF ne pouvait pas être à la fois une autruche et une poule mouillée, même si elle était bel et bien les deux, en réalité. Enfin, il pouvait y travailler. Il tenait une première mouture, c’était déjà ça. Il n’aurait qu’à la remanier un peu avant de la donner à Diane Chang, la patronne de la NSF, dans le maigre espoir que ça la secouerait.
Il appuya sur la touche « SAUVEGARDER » pour la première fois depuis près d’une heure. L’avion s’inclina sur l’aile et amorça sa descente finale vers l’aéroport Ronald Reagan. Il serait bientôt de retour dans le terrain vague de sa vie actuelle. Dans le marécage.
22
Dans le labo de Leo, c’était la frénésie : ils testaient l’algorithme de Pierzinski tout en poursuivant les expériences en cours d’« intégration hydrodynamique poussée », comme on l’appelait maintenant dans les premiers articles. De nombreux laboratoires travaillaient sur le problème de l’apport ciblé, et si dingue que ça puisse paraître, leur méthode était l’une des plus prometteuses actuellement en cours d’étude. Ce qui était mauvais signe.
Ils étaient donc tellement occupés sur les deux fronts qu’ils ne remarquèrent pas tout de suite les résultats que l’un des collaborateurs de Marta obtenait avec la méthode de Pierzinski. La thèse de doctorat de Marta portait sur la microbiologie de certaines algues, et elle cosignait encore des articles avec une postdoc appelée Eleanor Dufour. Leo avait lu ses articles, il l’avait rencontrée, et il avait été très impressionné. Marta avait présenté à Eleanor une version de l’algorithme de Pierzinski, et les choses démarraient bien, d’après Marta. Leo pensait que son groupe avait beaucoup à apprendre de leurs travaux, alors il invita Eleanor à leur parler de ses recherches autour d’un petit casse-croûte. Ce qu’elle fit de sa voix calme et grave – tout le contraire de celle de Marta :
— Ce qui nous intéressait, commença Eleanor, c’était les algues de certains lichens. Les études de l’ADN mettent en évidence le fait que certains lichens sont en fait d’anciennes associations d’algue et de champignon, et nous avons génétiquement modifié l’algue de Cornicularia cornuta, l’un des plus vieux lichens, qui pousse sur les arbres et s’insinue à l’intérieur, à une profondeur assez impressionnante. Nous pensons que le lichen aide les arbres qu’il colonise en assumant la régulation de leurs hormones et en augmentant leur faculté d’absorption des lignines pendant la période de croissance.
Elle parla ensuite de la possibilité de modification de leur taux de métabolisme :
— Nous avons récemment testé les algorithmes que Marta nous a apportés, en essayant de trouver des symbiotes qui accéléraient la capacité du lichen à apporter de la lignine aux arbres.
De l’ingénierie évolutionnaire, pensa Leo en hochant la tête. À vrai dire, c’était exactement ce que son labo essayait de faire, même s’il y pensait rarement en ces termes. Cette vision extérieure lui était précieuse pour prendre du recul par rapport à ses propres travaux, pour mieux voir ce qui se passait.
— Pourquoi accélérer la constitution de lignine ? demanda Brian. Je veux dire, quel intérêt ?
— Nous pensons que ça pourrait agir comme un piège à carbone.
— Comment ça ?
— Eh bien, vous savez, il est question de capturer et de séquestrer une partie du carbone qu’on envoie dans l’atmosphère dans des pièges à carbone de différentes natures, mais aucune méthode n’a encore vraiment donné satisfaction. L’une des pistes est la stimulation de la croissance des plantes, mais le problème c’est que la plupart des plantes ont une durée de vie très courte, et que la végétation, en pourrissant, relâche rapidement le CO2 dans l’atmosphère. Alors, à moins de réussir à créer de grandes quantités de tourbières très profondes, la capture du CO2 dans des petites plantes ne paraît pas être une démarche très prometteuse.
Ses auditeurs écoutaient de toutes leurs oreilles.
— Alors que les arbres actuels s’exercent depuis des centaines de millions d’années à ne pas se faire dévorer et étouffer par les insectes. L’une des possibilités consisterait donc à faire pousser des arbres plus grands. Ce qui n’est pas si facile, ainsi que l’expérience l’a montré.
Avec un feutre rouge, elle esquissa à grands traits, sur le tableau blanc, un sol et un arbre qui semblaient avoir été dessinés par un gamin de cinq ans.
— Pardon, mais bon… Ce qu’il faut que vous compreniez, c’est que la plupart des arbres ne seront jamais plus grands qu’ils ne le sont déjà, à cause de contraintes physiques comme le vent et la qualité du sol. Alors, on peut essayer de faire en sorte qu’ils soient plus épais, ou que leurs racines soient plus épaisses, dit-elle en ajoutant des racines sous le niveau du sol. Mais pour obtenir directement un tel résultat, il faudrait faire subir à l’arbre des modifications génétiques nuisibles à d’autres points de vue, et de toute façon, ce serait très lent.
— Donc, ça ne marche pas, dit Brian.
— Exactement, dit-elle patiemment. Or beaucoup d’arbres hébergent ces lichens, et les lichens régulent la production de lignine d’une façon sur laquelle on pourrait jouer de telle sorte que l’arbre capturerait rapidement le carbone qui resterait piégé tant que l’arbre vivrait. Compte tenu de tout ce que je viens de vous expliquer, nos travaux ont porté, fondamentalement, sur la modification d’une sorte de lichen qui vit sur les arbres. La photosynthèse du lichen est effectuée par l’algue qu’il contient, et nous avons utilisé l’algorithme de Yann pour trouver les gènes susceptibles d’être modifiés pour accélérer le processus. Et maintenant, nous réussissons à faire exporter au lichen le sucre en excès dans l’arbre hôte, jusque dans les racines. Il semblerait qu’on puisse vraiment accélérer la croissance des racines et le diamètre des arbres sur lesquels poussent ces lichens.