— Capturant quelle quantité de carbone ?
— Eh bien, nous avons effectué des simulations, selon divers scénarios, le lichen modifié étant introduit dans des forêts de différentes tailles, jusqu’à la totalité de la ceinture forestière du monde tempéré. Dans ce scénario-là, la quantité de CO2 capturée se chiffre en milliards de tonnes.
— Waouh !
— Oui. En plus, c’est assez rapide.
— Attention, plaisanta Brian, on ne veut pas provoquer une nouvelle ère glaciaire non plus.
— D’accord. Mais ce problème-là, on aura le temps de s’en occuper. De toute façon, on sait comment réchauffer le climat. Et surtout, au point où on en est, tout piège à carbone serait bon à prendre. Vous connaissez les effets vraiment néfastes qui risquent de nous tomber sur le coin de la figure.
— Exact.
Ils restèrent assis à regarder le fouillis de lettres, de lignes, et les petits arbres qu’elle avait griffonnés sur le tableau blanc.
C’est Leo qui brisa le silence :
— Eh bien, dites donc, Eleanor, c’est vraiment intéressant.
— Je sais que ce n’est pas ça qui va vous aider avec votre problème d’apport ciblé…
— Non, mais ça ne fait rien ; ce n’est pas votre spécialité. C’est vraiment intéressant quand même. C’est un problème différent, mais c’est comme ça, c’est tout. C’est génial. Vous l’avez déjà montré au chancelier ?
— Non, répondit-elle, l’air surprise.
— Vous devriez. Il adore ce genre de chose, et vous savez que c’est un chercheur. Il continue à diriger son labo tout en assumant les fonctions de chancelier.
Ce qui lui conférait l’autorité de descendre en flammes toute la communauté scientifique en ville.
— Je vais le faire. Merci du conseil, dit-elle en hochant la tête. Il a été d’un grand soutien.
— C’est vrai. En tout cas, j’espère que vous continuerez à coopérer, Marta et vous. Peut-être qu’on réussira à vous faire venir ici, à Torrey Pines. Il se pourrait que vous repériez des aspects de la régulation hormonale qui nous ont échappé.
— Oh, ça j’en doute. Mais merci quand même.
Peu après, Leo reçut un mail de Derek lui disant qu’il rencontrait, cette semaine-là, un responsable d’une boîte de capital-risque, et lui demandant d’être présent afin d’exposer le point de vue scientifique. C’était déjà arrivé plusieurs fois, quand Torrey Pines était une start-up en vue, et Leo connaissait le numéro par cœur. Il se sentait donc extrêmement mal à l’aise à l’idée de remettre ça – surtout s’ils en venaient à parler de l’« intégration hydrodynamique poussée ». Leo n’avait absolument pas envie d’appuyer les assertions non fondées de Derek devant quelqu’un de l’extérieur.
Derek lui certifia qu’il faisait son affaire de ses « questions spéculatives » – c’est-à-dire précisément le genre de questions qu’un capitaliste décidé à investir poserait.
Génial.
On montra à Leo le projet d’investissement et la notice d’offre que Derek avait envoyée à Biocal, une société de capital-risque qui lui avait procuré son financement lors de la création de la boîte. Ce document décrivait la méthode d’apport ciblé hydrodynamique dans des termes dithyrambiques. Quand Leo acheva sa lecture, il avait l’estomac réduit à la taille d’un pois chiche.
Le jour dit, Leo alla en voiture de son travail aux bureaux de Biocal, qui se trouvaient dans un bâtiment somptueux du centre de La Jolla, juste à côté de Prospect, près de la pointe. La salle de réunion jouissait d’une vue géniale sur la côte. Leo aurait presque pu repérer leur propre bâtiment, sur la falaise, de l’autre côté de l’anse de La Jolla.
La puissance invitante, Henry Bannet, était un homme de belle prestance d’une quarantaine d’années, détendu, à l’air sportif et chaleureux, façon San Diego. Sa boîte était une association de capitaux privés, qui se consacrait à des investissements stratégiques dans les biotechnologies. Ils avaient un milliard de dollars à mettre sur la table, avait dit Derek. Et ils n’attendaient pas de retour sur investissement avant quatre à six ans, parfois davantage. Ils pouvaient s’offrir – ou ils avaient décidé – de travailler au rythme du progrès médical proprement dit. C’était un jeu risqué, à fort retour sur investissement mais à long terme. Ce n’était pas le genre de mise de fonds que les banques ou les financiers traditionnels pouvaient se permettre de faire. C’était trop hasardeux, les dividendes se faisaient trop attendre. Il n’y avait que des capitalistes amateurs de risques qui pouvaient se payer ce luxe. Alors, naturellement, ils étaient très sollicités par les petites boîtes de biotechnologie. Il y en avait près de trois cents rien que dans la zone de San Diego, et beaucoup tenaient le coup vaille que vaille, en attendant le premier projet un peu juteux qui les sauverait de la faillite ou du rachat. Les capital-risqueurs avaient donc amplement le choix des investissements. Ils laissaient souvent libre cours à leurs goûts, ou à leurs passions, dans des domaines où ils étaient évidemment très compétents, experts dans l’art de combiner l’analyse scientifique et financière en ce qu’ils appelaient la vérification et la certification des éléments comptables et financiers des entreprises. Ils prétendaient être des « investisseurs à valeur ajoutée », disaient apporter beaucoup plus que de l’argent à la table des négociations : une expertise, des réseaux, des conseils.
Bannet faisait à Leo l’impression d’être de cette espèce : un passionné. Il était amical, et en même temps déterminé. Un bûcheur. Derek avait très peu de chance de réussir à l’impressionner avec des tours de passe-passe et des nombres magiques.
— Merci de nous recevoir, commença Derek.
Bannet eut un geste de la main comme pour évacuer ces considérations.
— C’est toujours intéressant de rencontrer des gens comme vous. J’ai lu certains de vos articles, et je suis allé à ce symposium, à Los Angeles, l’an dernier. C’est rudement bien, ce que vous faites.
— Oui, hein ? Et là, on est sur quelque chose de vraiment formidable, qui aurait réellement le potentiel de révolutionner l’ingénierie génétique en introduisant de l’ADN modifié chez ceux qui en ont besoin. Ça pourrait être une méthode utile pour différentes catégories de traitements. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous sommes tellement excités par le sujet, et nous essayons de passer la vitesse supérieure pour accélérer le processus. Et puis je me suis souvenu combien vous nous aviez aidés pendant notre phase de démarrage, ce qui avait été très rentable pour vous, d’ailleurs, et je me suis dit que j’allais vous parler de l’avancement de nos travaux et voir si ça vous intéresserait de faire une PIPE avec nous.
Leo trouva ça parfaitement ahurissant, des images d’Indiens fumant le calumet de la paix et d’étudiants tétant un joint lui passant aussitôt par la tête, Bannet ne tiqua pas. Leo comprit très vite que la PIPE, ou « Private Investment in Public Equity » – la participation au capital des entreprises –, était un de leurs mécanismes d’investissement. Et le sigle, PIPE, n’aurait pu être plus approprié : c’était bel et bien un pipeline qui amènerait l’argent de leur fonds d’investissement plein aux as directement vers la boîte fauchée de Derek.