Mais Bannet, qui connaissait toutes les ficelles, était à l’affût de toutes les petites opacités stratégiques que recelait le discours classique de Derek aux actionnaires ou aux investisseurs potentiels. Soixante pour cent environ des start-up de biotechnologie se cassaient la gueule, de sorte que le danger de perdre une partie ou l’intégralité de son investissement en cas de faillite était bien réel. Derek n’avait aucune chance de le blouser. Il fallait qu’il joue cartes sur table, et il n’y avait plus qu’à espérer que Bannet aimerait ce qu’il allait lui montrer.
Leo regarda par la vitre le Pacifique embrumé en écoutant Derek continuer. De longues vagues s’enroulaient autour de La Jolla Point et palpitaient dans la baie. L’énorme complexe immobilier de la pointe masquait l’horizon, à l’ouest, lui rappelant que des sommes énormes pouvaient accomplir des choses énormes.
Derek fit défiler sur son portable une succession d’états et de tableaux de chiffres. Il ne pouvait dissimuler à un Bannet leur triste histoire de mauvais résultats et de pertes, de licenciements, de vente de certains contrats de partenariat et de brevets – leurs bijoux de famille. De fait, ils raclaient le fond du tonneau.
— Nous avons été amenés à nous concentrer sur les activités que nous pensions être vraiment les plus importantes, admit Derek. Il est certain que ça nous a été profitable en termes d’efficacité, mais ça veut dire qu’il n’y a plus de gras nulle part, plus de ressources disponibles, alors que le potentiel est tellement incroyable. C’est pour ça que je me suis dit que le moment était venu de faire appel à un financement extérieur, l’idée étant que l’apport financier, à ce stade, serait tellement crucial que le retour sur investissement pourrait et devrait être vraiment significatif pour notre partenaire.
— Hon, hon, fit Bannet, sans qu’on sache très bien ce qu’il avait l’air d’approuver.
Il faisait des bruits de gorge pensifs tout en parcourant les états financiers, en murmurant des « Mm mm » sur un ton sociable, mais alors qu’il détaillait les informations fournies, son visage trahissait une intensité presque dévorante. Ce type est définitivement un passionné, se dit Leo.
— Parlez-moi de cet algorithme, demanda-t-il enfin.
Derek regarda Leo, qui répondit :
— Eh bien, le mathématicien qui le développe a été récemment embauché à Torrey Pines, et il collabore avec notre labo pour tester un ensemble d’opérations qu’il a mises au point, afin de voir à quel degré il peut prévoir les protéines associées avec un gène donné. Et comme vous pouvez le voir, fit-il en cliquant sur l’écran de son portable pour revenir à la première vue du diaporama exposant le projet d’entreprise, il a bel et bien réussi à les prévoir dans certaines situations.
— Et en quoi cela affecterait-il le système d’apport ciblé sur lequel vous travaillez ?
— Eh bien, pour commencer, c’est un moyen de trouver les protéines dont les ligands se lient le mieux aux ligands récepteurs des cellules de l’organe ciblé. Ça nous permet aussi de tester les protéines qui ont le plus de chance de traverser les parois des cellules, à l’aide des méthodes hydrodynamiques que nous avons expérimentées au cours des derniers mois.
Il cliqua sur l’image qui affichait les résultats de ces travaux, en essayant de bannir les noms de Brian et de Marta de son esprit. Ce n’était sûrement pas le moment d’appeler ça « la méthode des souris surgonflées et explosées ».
— Comme vous le voyez, dit-il en indiquant les résultats, la saturation a été bonne dans certaines conditions.
Et comme ça paraissait un peu faiblard, il ajouta :
— L’algorithme se révèle aussi très précieux pour guider les travaux que nous menons avec des botanistes du campus, sur la composition des algues.
— Quel rapport avec ça ?
— Eh bien, ça concerne la modification génétique des végétaux.
Bannet interrogea Derek du regard.
— Nous prévoyons de l’utiliser pour poursuivre l’amélioration de l’apport ciblé, répondit Derek. Il est clair que la méthode est solide, et qu’elle serait applicable à toute une gamme de débouchés.
Mais il ne fallait pas se voiler la face. Leurs meilleurs résultats à ce jour, ils les avaient obtenus dans un domaine qui ne trouverait peut-être jamais d’utilité dans le cadre de la médecine humaine. Or la médecine humaine était le secteur d’activité dans lequel Torrey Pines Generique s’était spécialisé. Tout comme Biocal.
— Ça paraît vraiment prometteur, hein ? poursuivit Derek. Il se pourrait que cet algorithme ne soit pas qu’un simple exercice mathématique, mais plutôt une sorte de loi naturelle. La grammaire du mode d’expression des gènes. Avec une kyrielle de brevets potentiels à la clé, quand on aura fait l’inventaire des applications.
— Hm hm, dit Bannet en baissant à nouveau les yeux.
Sur le portable de Derek, qui était revenu à la page des états financiers. Assez pathétique, à vrai dire. Enfin, ça devait être une histoire plutôt banale, et Bannet ne serait pas forcément choqué ou rebuté. Il réévaluerait simplement l’investissement sur une base de risque réajustée pour prendre la situation actuelle en compte.
— Ça a l’air prometteur, dit-il enfin. Évidemment, c’est toujours une impression un peu vague, quand vous en arrivez au point de mettre tous vos œufs dans le même panier, comme ça. Mais il suffit parfois d’un seul. La vérité, c’est que je ne suis pas encore fixé.
Derek acquiesça avec une certaine raideur.
— Bien, il faut que vous sachiez que nous croyons vraiment à l’importance de la thérapie génique pour certaines maladies parmi les plus graves. C’est là-dessus que nous nous sommes concentrés, et maintenant nous devons, comment dire ?… suivre nos idées les plus prometteuses. C’est pour ça que nous nous sommes polarisés sur l’optimisation du HDL. Avec cet apport ciblé, ça pourrait valoir des milliards de dollars.
— Et l’optimisation du HDL…
— Nous avons préféré attendre pour la publier. Nous sommes en train d’examiner les possibilités de brevet.
Leo sentit son estomac se contracter encore d’un cran, mais il conserva un visage atone.
Bannet était encore plus inexpressif ; toujours amical et plutôt bienveillant, mais le regard perçant.
— Envoyez-moi le reste de votre business plan, et toutes les publications scientifiques relatives au sujet. Tout le topo. J’en parlerai à mes associés. Il me semble que c’est un projet d’envergure, et je préfère avoir leur avis. Rien d’extraordinaire à ça. C’est juste que c’est un peu plus gros que ce que j’ai l’habitude de gérer personnellement. Et certains de mes collègues sont dans l’agropharmacie.
— Bien sûr, répondit Derek en lui tendant le magnifique dossier qu’il avait déjà préparé. Je comprends. Si vous voulez, nous pouvons revenir leur parler, répondre à leurs questions.
— Parfait. Merci, répondit Bannet en posant le dossier sur la table.
Puis, après quelques plaisanteries et une tournée de poignées de mains, Derek et Leo furent reconduits vers la sortie.
Leo n’aurait su dire si la réunion s’était bien ou mal passée. Et si c’était bon ou mauvais signe.
7. Donnant, donnant
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L’atmosphère de la Terre contient aujourd’hui un pourcentage de CO2 et d’autres gaz à effet de serre plus élevé qu’il ne l’a jamais été depuis la fin du Crétacé. Avec pour conséquence que notre atmosphère piège davantage la chaleur du Soleil. Les cellules de haute pression observées cette année étaient plus vastes, plus chaudes, et s’élevaient davantage dans l’atmosphère tropicale. Les schémas du jet stream sont bouleversés, et les tempêtes d’origine tropicale sont plus fréquentes et plus violentes. La saison des cyclones dans l’Atlantique s’est prolongée d’avril à novembre ; il y a eu huit cyclones et six tempêtes tropicales. Les typhons se sont succédé toute l’année dans le Pacifique Est ; il y en a eu vingt-deux en tout. Ils ont provoqué des inondations gigantesques, alors que dans d’autres régions on a constaté des sécheresses record.