Les effets sont donc divers et variés, mais le changement est général et concerne tout. Les catastrophes ont fait des milliers de morts, et le montant des dégâts a été estimé à six cents milliards de dollars. Les États-Unis ont été jusqu’à présent épargnés par les catastrophes majeures, et le problème n’a pas figuré au nombre des préoccupations cruciales de l’administration. « Dans une économie saine, le climat n’a pas d’importance », a dit le Président. Mais il est réellement à craindre que le surcroît d’énergie envoyé dans l’atmosphère ne provoque un changement de climat brutal. Quant à la nature de ses premières manifestations, personne n’a de certitude.
24
Anna planait dans le brouillard d’un jour de semaine. Le métro, descendre, remonter, et puis le bureau. Taper sur un clavier, batailler contre les données erronées d’un programme d’assistance éducative de la NSF, le travail sur le tableur dévorant les heures comme des minutes. Tirer du lait, puis manger à son bureau (ça lui faisait quand même un peu trop bizarre de manger tout en tirant son lait) en se colletant avec les chiffres… et jeter un coup d’œil à un mail de Drepung et Sucandra concernant leurs demandes de subvention.
Anna les avait aidés à rédiger un petit dossier. En réalité, ça avait vraiment été du gâteau : ils avaient fait tout le travail, et rudement bien, d’ailleurs ; elle s’était contentée de les aider à présenter le dossier, forte de l’expérience qu’elle avait acquise lors de l’examen et de l’évaluation de dizaines de milliers de demandes de ce genre. S’il y avait un domaine qu’elle connaissait, c’était bien celui-là. Elle maîtrisait à fond le séquençage des informations, savait lesquelles mettre en valeur et dans quels termes, quels arguments utiliser, quels documents joindre et tout ce qui s’ensuit. Chaque mot, chaque signe de ponctuation de la demande lui était familier. Cela avait été un plaisir de mettre ses compétences au service des Khembalais.
Elle avait maintenant le plaisir de découvrir qu’ils avaient reçu une réponse à trois de ces demandes, dont deux positives. La NSF leur avait tout de suite accordé un financement temporaire, de démarrage, dans le programme « Océans tropicaux, atmosphère globale », et les pays signataires de l’Indoex avaient officieusement accepté d’étendre leur projet ABC – pour « Asian Brown Cloud », le nuage brunâtre qui planait au-dessus de l’Asie – afin d’y inclure une importante unité de monitoring sur le Khembalung, comprenant l’envoi de chercheurs. Cela scellerait un partenariat avec les antennes du projet Start déjà dispersées dans toute l’Asie du Sud. L’un dans l’autre, ça leur garantissait un flux de financement pendant plusieurs années – des dizaines de millions de dollars accumulés, la construction d’infrastructures, l’établissement de relations avec les pays voisins. Des alliés dans le combat.
— Oh, c’est formidable ! s’exclama Anna.
Elle commanda l’impression du message, en envoya copie à Charlie, félicita Drepung et se remit au travail sur son tableur.
Au bout d’un moment, elle repensa aux impressions qu’elle avait lancées et alla chercher les tirages, ce qui la fit passer devant le Rayon des statistiques désastreuses.
Elle tomba sur Frank, qui secouait la tête en regardant les dernières nouvelles.
— Tu as vu ça ? demanda-t-il en indiquant, d’un mouvement de menton, un tableau qu’on avait scotché au mur.
— Euh, non.
— Ce sont les derniers coefficients de Gini. Tu connais ?
— Non.
— C’est une mesure de la distribution des revenus dans une population donnée, autrement dit, une représentation du gouffre entre les riches et les pauvres. La plupart des démocraties industrialisées se situent entre 2,5 et 3,5. C’est là qu’on se situait dans les années 1950, tu vois, mais notre ratio a commencé à grimper dans les années 1980, et maintenant nous sommes encore plus mal placés que les plus mal placés des pays du tiers-monde. Un score de 4 ou plus passe pour être très inéquitable, or nous en sommes à 5,2, et ça continue à grimper.
Anna regarda brièvement le graphe, intéressée par la méthode statistique. C’était une courbe de Lorenz, qui mesurait la distance les séparant de l’égalité parfaite, une ligne droite inclinée à quarante-cinq degrés.
— Intéressant… Alors, ça, c’est le revenu annuel ?
— Exact.
— Hm hm. Et si ça représentait les détentions de capitaux…
— Ce serait encore pire, je dirais. C’est sûr.
Frank secoua la tête, écœuré. Il était perpétuellement à cran depuis qu’il était revenu de San Diego, et ça ne s’arrangeait pas. Il avait manifestement hâte de finir son boulot ici et de rentrer chez lui.
— Eh bien, dit Anna en regardant ses tirages, les Khembalais ne sont peut-être pas si mal lotis, après tout.
— Comment ça ?
Anna lui montra les feuilles.
— Ils ont obtenu quelques subventions. Ça leur vaudra quelques bons contacts.
— Ah, tant mieux, dit Frank en prenant les pages. C’est toi qui as fait ça ?
— Je me suis contentée de leur montrer deux, trois trucs. Ils voient bien les choses quand on leur montre. J’ai juste aidé Drepung à rédiger les demandes de subvention. Tu sais comment c’est. Quand on a fait ce travail pendant quelques années, on sait rédiger une demande d’attribution.
— Non, c’est du superbon boulot, je t’assure. (Il lui rendit les pages.) Content de voir que quelqu’un a réussi à faire quelque chose.
Anna regagna son bureau en lui jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Il n’était vraiment pas à prendre avec des pincettes, ces temps-ci. D’accord, depuis son arrivée, il n’avait jamais été de très bon poil. Toujours en rogne, cynique, hargneux ; difficile de ne pas faire la comparaison avec les Khembalais. Il était là, dans l’un des meilleurs départements de l’une des meilleures universités de l’une des plus belles villes du pays le plus riche du monde, et il n’était pas content. Il n’attendait que le moment de rentrer chez lui. Alors que les Khembalais, qui étaient de perpétuels exilés depuis des générations, qui vivaient dans une misère noire sur un banc de sable recouvert par les marées – eux, ils étaient heureux.
Ou du moins contents. Loin d’elle l’intention de minimiser leur tragédie, mais, ces temps-ci, elle ne voyait plus le regard de détresse qui l’avait tellement frappée la première fois qu’elle avait vu Drepung. Non, sauf que ce n’était pas du bonheur, c’était autre chose. De la jovialité ; une façon d’être. Un principe, peut-être, plutôt qu’un sentiment. Ça ne le rendait que plus admirable.
Enfin, chacun sa différence. Elle revint à sa tâche fastidieuse de rectification de données. Puis Drepung l’appela, et ils partagèrent le plaisir des bonnes nouvelles concernant les subventions qui leur étaient accordées. Ils discutèrent des détails, et Drepung dit :