— Nous devons vous remercier pour ça, Anna. Alors, merci.
— Je vous en prie. En réalité, ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est la Fondation, et les autres organisations.
— Mais c’est vous qui nous avez guidés à travers le labyrinthe. Nous vous devons beaucoup.
Anna ne put s’empêcher de rire.
— Qu’y a-t-il ?
— Rien. C’est juste que vous me rappelez tellement Charlie. On dirait que vous avez regardé les émissions sportives à la télé.
— J’avoue que j’aime bien regarder le basket.
— C’est très bien. Mais ne commencez pas à écouter cette musique de rap, d’accord ? Ça, je ne pense pas que je pourrais le supporter.
— Ne craignez rien. Vous me connaissez, moi, j’aime Bollywood. De toute façon, vous devez nous laisser vous remercier. Nous aimerions vous inviter à dîner.
— Ce serait très gentil.
— Et vous pourriez peut-être nous retrouver au zoo quand nos tigres vont arriver. Récemment, un couple de tigres du Bengale a été sauvé, au Khembalung, après une inondation. Les journaux, en Inde, les ont appelés les tigres nageurs. Ils viennent pour un séjour au National Zoo, ici. Nous ferons une petite cérémonie quand ils arriveront.
— Ce serait génial. Les garçons vont adorer ça. Et puis…
Elle venait d’avoir une idée.
— Oui ?
— Eh bien, vous pourriez peut-être venir ici, nous rendre visite, et nous faire une conférence, un de ces midis. Ce serait une façon géniale de nous remercier. Ça nous donnerait l’occasion d’en apprendre davantage sur votre situation, et… enfin, vous voyez, votre approche de la science, de la vie, ou ce que vous voudrez. Quelque chose comme ça. Vous pensez que ça intéresserait Rudra ?
— J’en suis sûr. Ce serait une merveilleuse opportunité.
— Eh bien, pas exactement ; ce n’est qu’une série de causeries à l’heure du déjeuner qu’organise Aleesha, mais je crois que ce serait intéressant. Il me semble que nous aurions bien besoin d’adopter un peu votre attitude, ici, et vous pourriez nous parler aussi de ces programmes, si vous voulez.
— Je vais en parler au Rinpoché.
— Bon, c’est bien. Je vais vous mettre en contact avec Aleesha.
Ensuite, Anna se remit à travailler sur ses statistiques, jusqu’à ce qu’elle voie l’heure et se rappelle que c’était le jour où elle devait aller à l’école de Nick. Elle faisait du soutien scolaire en maths aux enfants de sa classe.
— Et meeerde !
Ses affaires de travail fourrées dans un sac, son bureau fermé, son sac plein de biberons de lait en bandoulière – et elle était partie. Dans le métro, la recherche d’une place assise pour travailler, se retrouver debout sur une patte dans la ligne Rouge, bondée, le train pour Shady Grove. Remonter à la surface, et vite un taxi, pour arriver à l’école de Nick à l’heure.
Elle arriva juste un peu en retard, déposa ses affaires et se mit au travail avec les gamins. Nick était en dixième, mais on l’avait mis dans une classe avancée, en maths. D’une façon générale, les gamins faisaient des choses qu’Anna trouvait stupéfiantes pour leur âge. Elle aimait travailler avec eux ; ils étaient vingt-huit dans sa classe, et Mme Wilkins, leur instit, appréciait son aide.
Anna se promenait de groupe en groupe, les aidant à faire des exercices de multiplication, de division et d’arrondi. Quand elle arriva au groupe de Nick, elle s’assit sur l’une des petites chaises à côté de lui, et ils jouèrent des coudes pour rire, histoire de se faire de la place autour de la petite table ronde. Il adorait qu’elle vienne dans sa classe, ce qu’elle essayait de faire d’une façon plus ou moins régulière depuis qu’il était à l’école.
— Ça va, Nick, ça suffit. Montre-nous comment tu vas résoudre ce problème.
— D’accord.
Il fronça les sourcils d’une façon qu’elle reconnaissait dans les muscles de son propre front.
— Trente-neuf divisé par deux, ça fait… dix-neuf et demi… arrondi à vingt…
— Non, n’arrondis pas au milieu des opérations.
— Pff, maman…
— Non, non, tu n’as pas le droit d’arrondir.
— Là, tu pin-Annailles ! s’exclama Nick, et tout le monde éclata de rire.
— Ce n’est pas du pinaillage, insista Anna. Ça fait une différence importante.
— Quoi, la différence entre dix-neuf et demi et vingt ?
— Oui, répondit-elle entre leurs piaulements de rire. On ne doit jamais arrondir au milieu d’une opération, parce que les calculs que tu feras par la suite ne feront qu’accroître l’inexactitude ! C’est un principe important !
— Anna pinanaille ! Anna pinanaille !
Anna renonça et les gratifia d’un regard foudroyant, d’un seul œil, qu’elle avait travaillé il y avait longtemps quand elle jouait Lady Bracknell au lycée. Ça ne ratait jamais. Ils explosèrent de rire.
— Pour vous, ce sera madame Quibler, gronda-t-elle, les faisant hurler de rire, comme toujours.
Jusqu’à ce que Mme Wilkins s’approche d’eux et calme le jeu.
Après l’école, Anna et Nick rentrèrent à pied ensemble, en bavardant. Ça faisait une petite demi-heure de marche, et c’était l’un des rituels qu’ils préféraient dans leur semaine – le seul moment où ils avaient une occasion d’être seuls tous les deux. Ils passaient devant la grande piscine publique où ils allaient nager, l’été, puis devant l’épicerie, et ils prenaient la rue tranquille où ils habitaient. Il faisait chaud, bien sûr, mais à l’ombre, c’était supportable.
Ensuite, ils retrouvaient la fraîcheur de leur maison, et le monde plus sauvage de Joe et Charlie. Charlie chantait en faisant la cuisine, un air sans paroles, qu’il beuglait plus qu’autre chose, pendant que Joe tuait des dinosaures dans le salon.
Quand ils entrèrent, il se figea, réfléchissant à la façon dont il allait signifier à Anna qu’il lui en voulait de l’avoir abandonné toute la journée, la traîtresse. Quand il était plus petit, c’était une émotion sincère, et parfois, quand il la voyait passer la porte, il fondait en larmes, tout simplement. Maintenant, c’était calculé, et elle était immunisée.
Il se flanqua un coup sur le front avec un compsognathus, et s’étala à plat ventre sur la carpette.
— Oh, ça va, Joe, dit Anna. Fais-moi des vacances.
Elle commença à déboutonner son corsage.
— Tu as intérêt à être plus gentil, si tu veux manger.
Joe se redressa d’un bond et courut la serrer dans ses petits bras.
— Bon, commenta Anna. Le chantage marche encore. Salut, chou ! hurla-t-elle à Charlie.
— Salut, bébé ! répondit Charlie en venant l’embrasser.
Pendant une seconde, tous ses hommes furent cramponnés à elle, puis elle donna le sein à Joe pendant que Charlie et Nick retournaient dans la cuisine. De loin en loin, elle entendait Charlie pousser un hurlement, mais elle ne pouvait pas répondre sans risquer d’énerver Joe qui la mordrait, alors elle attendit qu’il ait fini de téter et elle les rejoignit dans la cuisine.
— Tu as fait du bon travail, aujourd’hui ? demanda Charlie.
— J’ai passé toute la journée à rectifier des données erronées.
— C’est bien, ça.
Elle lui jeta un coup d’œil.
— Oh, je m’en serais passée, je t’assure, dit-elle d’un ton sombre, mais à partir du moment où je m’en suis aperçue, je ne pouvais pas faire autrement.
— Non, ça… Te connaissant comme je te connais, j’en suis sûr.
Il essaya de rester impassible, mais elle lui flanqua quand même un coup sur le bras.