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— Quel fléau ! Il y a de la bière, dans le frigo ?

— Ouais, je crois.

Elle alla se servir.

— J’ai quand même une bonne nouvelle. Tu as vu le mail que je t’ai fait suivre ? Les Khembalais ont obtenu des subventions.

— Vraiment ? Alors ça, c’est formidable !

Il reniflait un curry jaune qui bouillonnait dans la poêle.

— Hm, c’est nouveau ?

— Oui, j’essaie un truc que j’ai trouvé dans le journal.

— Tu as fait attention ?

— Ouais, rien à voir avec les rougets à l’encre de seiche, fit-il avec un grand sourire.

— Des poissons rouges noirs ? fit Nick, alarmé.

— Ne t’inquiète pas, même moi je n’essaierais pas ça sur toi.

— Il ne voudrait pas que tu prennes feu.

— Hé, c’était dans la recette ! J’avais suivi exactement les proportions indiquées !

— Ah bon ? une cuillère à soupe de poivre noir, de poivre blanc, de piment de Cayenne et de chili ?

— Comment voulais-tu que je le sache ?

— Quoi, tu sais ce que c’est que le poivre, tout de même ! Tu aurais bien dû te douter de ce que ferait une cuillère à soupe de poivre, qui était le moins fort des quatre.

— Je ne pouvais pas deviner que tout ça resterait collé sur le poisson.

— Je ne veux pas manger de ça, moi, dit Nick, alarmé.

— Non, tu n’as pas intérêt, répondit Anna en riant. Une lichée d’un mélange pareil et tu t’enflammerais spontanément.

— C’était dans la recette !

— Rien qu’en entrant dans la cuisine, le lendemain, on pleurait encore des larmes de sang !

Gloussant encore de sa bêtise, Charlie tendit la cuillère à mélange à Nick pour le faire goûter. Il avait appris à avoir la main légère avec les épices. Le curry serait bon. Anna le laissa faire et alla jouer avec Joe.

Elle s’assit sur le canapé, détendue. Joe commença à lui flanquer des coups sur les genoux avec ses cubes tout en bredouillant énergiquement pendant que Nick lui racontait quelque chose. Elle dut couper court à son discours pour lui parler de l’arrivée des tigres nageurs. Il hocha la tête et reprit son babillage. Elle poussa un grand soupir de soulagement, prit une gorgée de bière. Encore une journée qui avait filé comme un rêve.

25

En juillet, il y eut une nouvelle vague de chaleur, pire que les précédentes. Jusque-là, les gens trouvaient qu’il faisait chaud, mais un jour, dans la zone métropolitaine, la température grimpa jusqu’à 41 degrés, avec un taux d’humidité de plus de 90 %.La situation emplissait de nostalgie tous les Indiens de la ville, qui rêvaient de l’Uttar Pradesh juste avant l’arrivée de la mousson.

« Oh oui, tout à fait comme Delhi. En réalité, ce serait une bénédiction si c’était comme ça à Delhi ; ça constituerait une grande amélioration par rapport à la situation actuelle. C’est la troisième année de sécheresse, vous comprenez, ils ont désespérément besoin que la mousson arrive. »

Dans le Post du matin, Charlie lut qu’un bout de la plateforme glaciaire de Ross s’était détaché de la banquise, un fragment gros comme la moitié de la France. La nouvelle était perdue dans les dernières pages de la section internationale. Il s’était déjà détaché tellement de fragments de l’Antarctique que l’info ne faisait plus la une de l’actualité.

L’info n’était peut-être pas spectaculaire, mais l’iceberg, lui, l’était. Des chercheurs dirent en blaguant qu’ils allaient s’installer dessus et le revendiquer comme une nouvelle nation. Il contenait plus d’eau douce que l’ensemble des Grands Lacs. Il s’était détaché près d’une certaine île Roosevelt, un banc de roche noire, bas sur l’eau, recouvert de glace, de sorte que sa présence n’apparaissait qu’aux sondes radar, et qui se retrouvait à l’air libre pour la première fois depuis des millions d’années – deux à quinze, selon les équipes de chercheurs. Cela dit, la roche ne resterait peut-être pas longtemps à nu : d’après les chercheurs, la glace rapide de la calotte occidentale de l’Antarctique descendait vers elle plus vite que jamais, et il n’y avait maintenant plus rien pour l’arrêter, maintenant que la plateforme de Ross de la région s’était détachée.

Ce déversement accéléré de glace vers la mer était lourd de conséquences : la calotte occidentale de l’Antarctique était beaucoup plus vaste que la plate-forme de Ross, et reposait sur un soubassement qui se trouvait en dessous du niveau de la mer mais maintenait la glace beaucoup plus haut que si elle avait flotté librement sur l’océan. Aussi, lorsqu’elle se détacha et s’éloigna au gré des courants, elle déplaça un volume d’eau de mer supérieur à celui qu’elle occupait précédemment.

Charlie poursuivit sa lecture avec effarement : quoi, il avait fallu qu’il parcoure les dernières pages du Post pour apprendre ça ? Comment les choses avaient-elles pu arriver si vite ? Les chercheurs n’avaient pas l’air de le savoir. D’après eux, depuis la rupture de la banquise, l’eau de mer soulevait les bords de la glace qui reposait encore sur le fond, de plus en plus fortement à chaque marée, chaque courant la tiraillant un peu plus, et les plaques commençaient à se déchiqueter selon de grandes dalles verticales qui tombaient dans la mer.

Charlie vérifia tout ça sur le Net et regarda un trio de chercheurs expliquer, face à la caméra, que le phénomène pouvait s’accélérer, le rythme de leurs paroles s’accélérant en parallèle, comme pour illustrer le processus. La modélisation n’était pas concluante, parce que le fond de la mer, sous la glace, était irrégulier, disaient-ils, et qu’il y avait des volcans actifs en dessous, alors, comment savoir ? Mais ça pouvait aller très vite.

Charlie reconnaissait dans leurs voix excitées le genre de délire scientifique réprimé qu’il avait entendu une ou deux fois en écoutant Anna parler d’un élément statistique extraordinaire qu’il n’avait même pas réussi à comprendre. Mais ça, ce qu’ils disaient, il le comprenait : il y avait une possibilité bien réelle que toute la masse de l’inlandsis se détache et s’éloigne sur la mer, chacune de ces plaques géantes s’enfonçant plus profondément dans l’eau, en déplaçant une masse plus importante que lorsqu’elle était arrimée à la terre ferme, au point de provoquer une élévation du niveau des océans qui pouvait aller jusqu’à sept mètres environ.

« Ça pourrait se produire très vite, disait un glaciologue, et je ne parle pas de vitesse géologique mais d’une marée rapide. Certaines simulations évoquent un délai de quelques années. »

Ce qu’ils avaient du mal à dire avec précision, c’était si le processus allait commencer à s’accélérer ou non. Ça dépendait des variables programmées dans les modèles, et patati et patata. Le discours scientifique typique.

En attendant, le Post avait casé la nouvelle à la fin des pages internationales ! Elle était commentée comme s’il s’agissait d’une catastrophe banale. Il n’y avait apparemment pas moyen de noter une différence de réaction entre une catastrophe et une autre. Elles étaient toutes pires les unes que les autres. Si ça devait arriver, ça arriverait. Voilà comment les gens traitaient l’information. Évidemment, les Khembalais devaient être extrêmement préoccupés. Comme tous les pays membres de la Ligue des nations inondables, du reste. Ce qui voulait dire absolument tout le monde. Charlie avait fait assez de recherches sur l’énergie marémotrice et autres problèmes côtiers pour avoir une conscience aiguë de la gravité de la situation. Ils avaient peut-être atteint le point de non-retour et s’acheminaient vers la catastrophe. Tout à coup, une vision claire de ce qui les attendait se cristallisa devant lui, et il fut terrifié. Un individu sur cinq vivait le long des côtes. Il éprouvait la même impression qu’un certain hiver où, alors qu’il était au volant, il avait pris un virage trop vite : en arrivant sur une plaque de verglas qu’il n’avait pas vue, la voiture avait échappé à son contrôle et il avait littéralement décollé, échappant à la friction et à la gravité même, comme s’il avait volé hors de la réalité proprement dite.