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Mais il était temps de descendre en ville. Il allait emmener Joe au bureau avec lui. Il se secoua et prit la poussette. Collés l’un à l’autre, avec le porte-bébé, ils auraient eu trop chaud. Que voulez-vous ? La vie continuait.

Ils sortirent donc dans le bain de vapeur de la capitale. En réalité, ça ne faisait pas beaucoup de différence avec les autres jours d’été. Comme si, après avoir atteint une limite supérieure, la sensation de chaleur devenait floue. Joe était attaché dans sa poussette tel un pilote de Nascar, afin d’éviter qu’il ne lui fausse compagnie au plus mauvais moment. Évidemment, ça ne lui plaisait pas, mais Charlie avait décoré la barre de devant de la poussette comme un tableau de bord d’avion, ce qui avait le don de l’amadouer suffisamment pour qu’il oublie de hurler ou de tenter de s’évader.

— Toute résistance est inutile !

Ils prirent le métro et se retrouvèrent sur le Mall, après quoi ils marchèrent jusqu’au bureau de Phil, dans les bâtiments du syndicat des industries du bois. Ce n’était pas une bonne idée, parce qu’ils eurent l’impression de bouillir comme des homards dans l’air lourd et surchauffé. Charlie ressentait toujours les déviations du climat avec une sorte de satisfaction sinistre, perverse, qui tenait du « Je vous l’avais bien dit ». Mais il décida pour la énième fois de ne plus jamais manger de homard. Ça devait être une mort épouvantable.

Parvenus au QG de Phil, ils firent le tour des bureaux en passant d’une bouche de climatisation à l’autre, comme tout le monde, si bien que leur mode de déplacement évoquait un exercice de travaux pratiques sur la force de Coriolis.

Charlie confia Joe à Evelyn, qui l’aimait bien, et alla travailler sur les révisions que Phil avait apportées à la proposition de loi sur le climat. Quoi qu’il arrive, ça paraissait vraiment être le moment idéal pour la faire passer. Davantage d’argent pour lutter contre le CO2, de nouveaux critères d’utilisation du pétrole, et de l’argent pour aider Détroit à effectuer la transition vers l’hydrogène, de nouveaux carburants, de nouvelles sources d’énergie, des méthodes de capture du carbone, l’identification et la réalisation de pièges à carbone, des fonds et des programmes d’échange de technologies permettant le passage des hydrocarbures vers les hydrates de carbone puis l’hydrogène, la géothermie profonde, l’énergie marémotrice, l’exploitation de l’énergie des vagues, le financement de la recherche fondamentale en climatologie, pour le projet EGRESS[9], pour le GDIN[10] etc. C’était un programme fourre-tout, beaucoup de projets étaient des trompe-l’œil destinés à faire passer la loi, mais Charlie avait fait de son mieux pour structurer l’ensemble, l’organiser et lui conférer une cohérence, en faire une sorte de description du futur proche.

Beaucoup de gens, au QG de Phil, pensaient que c’était une erreur de proposer un projet de loi fourre-tout de cette espèce plutôt que de tenter d’obtenir le financement de programmes moins ambitieux un par un, ou par petits paquets. Mais Phil avait opté pour la stratégie de la loi générale, et Charlie s’en tenait à ce plan. Il traduisit les révisions demandées par Phil dans le jargon administratif, augmentant les montants pour chacun des projets en se disant que le moment semblait plus que jamais venu de frapper fort.

Joe commençait à en faire voir de toutes les couleurs à Evelyn. Charlie entendait le bruit à nul autre pareil des dinosaures projetés sur les murs. Tout ce jargon serait élagué, de toute façon ; enfin, raison de plus pour qu’il soit précis et blindé contre toutes les attaques, à la fois modéré et irréfutable, d’une efficacité invisible. Le jargon législatif comme autant de passes vers l’en-but adverse : subtiles, rapides, imparables.

Il se pressa de finir et apporta le projet révisé à Phil en poussant Joe dans sa poussette. Ils trouvèrent le sénateur assis, le dos collé à une bouche de climatiseur.

— Alors, Phil, vous n’avez pas trop froid, comme ça ?

— Le truc est de s’y mettre avant d’être en sueur, afin d’éviter le refroidissement dû à l’évaporation. Et je garde la tête au-dessus, dit-il en heurtant le mur avec le derrière de sa caboche. Dans l’ensemble, je n’attrape pas trop de rhumes à cause de la clim. J’ai appris ça il y a longtemps, quand j’étais basé à Okinawa.

Il jeta un coup d’œil à la nouvelle mouture de Charlie, et ils discutèrent de certaines modifications. À un moment donné, Phil le regarda :

— Il y a quelque chose qui vous tracasse, aujourd’hui ? demanda-t-il. Pourtant, notre petit Joe a l’air tout à fait en forme. Le bébé préféré du Président.

— Ce n’est pas Joe qui me tape sur le système. C’est vous. Vous et le reste du Sénat. C’est ça, Phil – la situation actuelle exige une réponse, une réaction, pas la paperasserie habituelle. Et ce qui m’ennuie, c’est que vous autres n’êtes conçus que pour assurer la routine.

— Eh bien, c’est ça, la démocratie, gamin, répondit Phil avec un sourire. Et heureusement, quand on y réfléchit. C’est une succession de négociations, et un accord sur la façon de procéder. Comment voudriez-vous faire autrement ? Il y a des considérations bassement comptables, là-dedans. Si vous connaissez une meilleure façon de faire, dites-le-moi. Mais je vous en prie, en attendant, plus de fantasmes à la « Si j’étais roi ». Il n’y a pas de roi, il n’y a que nous. Alors aidez-moi à pondre une version finale aussi affûtée que possible.

— D’accord.

Ils travaillèrent ensemble avec la rapidité et l’efficacité de vieux complices. Il y avait des collaborations qui pouvaient être un plaisir. À deux, ils n’avaient chacun que la moitié du travail à faire, et ils étaient efficaces comme trois.

Et puis Joe commença à s’agiter, et rien n’aurait pu le convaincre de rester dans sa poussette à part un départ précipité et un tour du musée vivant de la rue.

— Je finirai, dit Phil.

Dehors, Charlie fut assommé par la chaleur stupéfiante, plus vite que Joe. Le monde fondait autour d’eux. Charlie avançait comme un personnage de pâte à modeler, appuyé sur la poignée de la poussette. L’escalier mécanique, puis le métro. Climatisé, lui aussi, grâce au ciel. Se laisser tomber sur les coussins roses. S’y avachir, à moitié somnolent. Se laissant doucement bercer par la rame de métro en route vers le nord, Charlie s’efforça de distraire Joe avec les jouets de la poussette, les prenant l’un après l’autre et les lui montrant :

— Tu vois, cette tortue, c’est le NIH[11]. Ton monstre de Frankenstein est la FDA[12]. Regarde ce qu’il est mal fichu ! Cette petite taupe, c’est la NSF de maman. Et ces deux-là, qui ressemblent à des pions de Monopoly, ça doit être les deux parties du Congrès, ouais, très Tammany Hall[13]. Je me demande bien où tu les as trouvés, eux. Ton Géant de Fer est évidemment le Pentagone, et ce bulldozer jaune, c’est le corps des ingénieurs de l’armée des États-Unis. La loupe, là, c’est le GAO[14], et ça, c’est quoi ? Un genre de Barbie ? Ça doit être les OMB[15], ces bimbos, ou alors, c’est ce Pinocchio, là. Et ton cow-boy à cheval, c’est le Président, évidemment. C’est ton ami. Ton ami.

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9

Extreme Global Research in Emergency Salvation Strategies : projet mondial de recherches extrêmes en stratégies de sauvetage d’urgence. (N. d. l. T.)

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10

Global Disaster Information Network : réseau mondial d’informations sur les catastrophes naturelles créé par les États-Unis en 1997 et qui regroupe des experts de divers pays, des Nations unies, du monde universitaire et de l’industrie. (N. d. l. T.)

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11

National Institute of Health: Institut national de la santé. (N. d. l. T.)

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12

Food and Drug Administration : littéralement, bureau des aliments et des médicaments. (N. d. l. T.)

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13

Nom du comité exécutif et bras armé du parti démocrate, qui pratiquait le redécoupage et généralement toutes les formes de tripatouillage électoral, à New York, au XIXe siècle. (N. d. l. T.)

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14

General Accounting Office: sorte de Cour des Comptes. (N. d. l. T.)

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15

Office of Management and Budget: équivalent de la direction du Budget, directement rattaché au Président et qui présente la loi de finances. (N. d. l. T.)