Ils commençaient à s’endormir, tous les deux. Joe s’ébroua, se mit à taper sur le tas de figurines.
— Doucement, Joe. Ooh, le tigre ! Tu vois son collier ? C’est un tigre de cirque. C’est le service de presse. Personne n’a peur de lui. Sauf que, de temps en temps, il mange quelqu’un.
Pendant les jours suivants, Phil soumit le projet de loi sur le climat au Comité des relations extérieures, et le processus de « marking up », de modification ou d’amendement, s’amorça. Ce terme décrivait bien mal la méthode : « élagage », « hachicotage », « trahison », « mâchurage », « écrabouillement », n’importe lequel de ces substantifs aurait mieux convenu, pensait Charlie en suivant la déconstruction progressive du texte, qui commençait peu à peu à lui évoquer une sorte de saucisse-purée de pensée.
La proposition de loi fut amputée de pans entiers. Winston en mit chaque phrase en coupe réglée, et il fallut bien faire des concessions, ou rien n’aurait avancé. Adieu la quantification précise des rendements énergétiques, plus question d’imposer quelque mode de chiffrage que ce soit, comme l’empreinte écologique. Phil laissa tomber sur ces chapitres, parce que Winston promettait de faire accepter sa version par la Chambre, et que la Maison-Blanche le soutiendrait aussi. C’est ainsi qu’ils tirèrent un trait sur des pans entiers de méthodologie analytique, ce qui eut le don de rendre Anna dingue. La science était comme le Beeker du Muppet Show qui se bagarrait sans espoir contre le type au chapeau du Monopoly. Pour le moment, Beeker se faisait botter le cul.
Le surlendemain matin, Charlie eut des nouvelles de l’affaire par le Post (ce qui commençait à devenir vraiment agaçant) :
LA PROPOSITION DE SUPER-LOI SUR LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE MISE EN PIÈCES PAR LE COMITÉ
— Quoi ? Qu’est-ce qu’ils racontent ? s’écria Charlie.
Il n’avait pas idée qu’une telle manœuvre fût seulement possible.
Il parcourut l’article en diagonale, les paupières papillotantes, tout en appelant Roy sur son portable :
… selon les défenseurs des nouvelles propositions de loi, les compromis ne devraient pas nuire à son efficacité… Le Président a fait savoir qu’il mettrait son veto à la loi générale… promis de signer les lois détaillées au coup par coup, le cas échéant.
— Et merde ! Merde ! Qu’il aille se faire foutre !
— Charlie ? Ça ne peut être que toi.
— Roy, qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Quand est-ce que ça s’est passé ?
— Hier soir. Tu n’étais pas au courant ?
— Non, je n’étais pas au courant ! Comment Phil a-t-il pu nous faire ça ?
— On a décompté les votes, et la loi générale n’aurait pas franchi la barrière du comité. Et même si elle avait réussi à passer, la Maison-Blanche ne nous aurait pas suivis sur ce coup-là. Winston ne pouvait pas la présenter, ou en tout cas, il ne l’a pas fait. Alors Phil a décidé d’appuyer Ellington sur une loi de rechange sur les produits pétroliers, et il a insisté pour qu’ils intègrent un plus grand nombre des mesures d’Ellington dans les premières lois abrégées.
— Et Ellington a accepté de voter pour ça, sur ces bases-là…
— Exact.
— Alors Phil a retourné sa veste.
— La loi générale ne serait jamais passée.
— Ça, tu n’en sais rien ! Ils avaient Speck avec eux ! Ils auraient pu la faire voter dans le cadre du programme du parti ! Quelle importance, le genre de carburant qu’on brûle dans les bagnoles, alors que le monde est en fusion ? C’était important, Roy !
— Elle ne serait pas passée, répéta Roy en articulant soigneusement. Je te dis qu’on a décompté les voix, et on perdait d’une voix. Alors on s’est raccroché à ce qu’on pouvait. Tu connais Phil. Il aime faire avancer les choses.
— Tant que ce n’est pas trop compliqué !
— Tu es furieux. Écoute, j’ai une réunion en ville. Tu devrais en parler à Phil toi-même, peut-être que ça pèserait sur ses prochaines décisions.
— Ouais, c’est ça. Peut-être.
Et comme c’était encore un de ces matins où papa et Joe allaient en ville, c’est ce qu’il fit. Il s’assit placidement dans le métro, encaissant les coups de poing de Joe et ruminant tout ça, sortit la poussette de l’ascenseur au deuxième étage, fonça vers le bureau de Phil, qui était assis, ce jour-là, sur une table dans la salle de réunion au bout du plateau, où il se pavanait devant sa cour, aussi allègre et naturel qu’un singe.
Charlie pointa le Post roulé comme un bâton vers Phil, qui lui fit un clin d’œil théâtral.
— OK ! dit-il en tendant la main comme pour parer l’assaut. D’accord, flanquez-moi votre pied au derrière ! Bottez-moi les fesses ! Mais je vous dis tout de suite que c’est eux qui m’ont obligé.
Il en faisait un problème administratif banal. Alors Charlie y alla à fond la caisse :
— Qu’est-ce que vous racontez ? C’est eux qui vous ont fait faire ça ? C’est vous qui avez cané, Phil ! Vous qui avez baissé votre pantalon ! Phil ! Vous vous êtes déculotté !
Phil secoua la tête avec véhémence.
— J’ai obtenu plus que je n’ai cédé. Ils vont être obligés de réduire les émissions de carbone, de toute façon, nous n’aurions pas obtenu grand-chose de plus à ce sujet…
— Qu’est-ce que vous racontez ? hurla Charlie.
Andréa et quelques autres sortirent de leur bureau, et même Evelyn vint jeter un coup d’œil. Surtout pour faire un coucou à Joe, à vrai dire. C’était un numéro habituel : Charlie tombait sur Phil à bras raccourcis, lui reprochait sa pusillanimité, Phil faisait amende honorable et asticotait Charlie pour le faire encore plus sortir de ses gonds. Charlie, qui s’en rendait compte, s’escrimait à faire valoir son point de vue, même si ça impliquait qu’il joue son rôle habituel. Et même s’il n’arrivait pas à convaincre Phil en personne, si ça pouvait inciter le groupe de Phil à faire un peu pression sur lui…
Charlie flanqua un coup à Phil avec le Post roulé.
— Si vous ne vous étiez pas dégonflé, on aurait pu séquestrer des milliards de tonnes de carbone ! Le monde entier nous aurait suivis, là-dessus !
Phil fit la grimace.
— J’aurais pu leur mettre l’épée dans les reins, Charlie, mais c’est le reste de notre merveilleux groupe qui m’aurait découpé en rondelles avec cette épée. La Maison-Blanche ne nous aurait pas suivis ; alors que comme ça, nous avons sauvé ce qu’il était possible de sauver. Enfin quoi ! Nous avons franchi la barrière du comité, et ce n’est pas rien. Les dispositions sur les forêts sans routes, le refuge Arctique, l’interdiction de procéder à des forages offshore, nous avons obtenu tout ça ! Le Président a déjà promis de signer les décrets.
— Vous les auriez obtenus, de toute façon ! Il aurait fallu que vous mouriez pour ne pas les obtenir ! En attendant, vous avez cédé sur les points vraiment cruciaux ! Ils vous ont roulé dans la farine !
— Non !
— Si !
— Non !!
— Si !!
Eh oui, tel était le niveau des débats dans les bureaux de l’un des plus grands sénateurs du pays. Ça finissait toujours de la même façon, entre eux.