Mais cette fois, Charlie ne s’amusait pas comme les fois précédentes.
— Je me demande sur quoi vous n’avez pas cédé ! dit-il amèrement.
— Juste sur les cours d’eau dans les forêts et le pétrole de l’Amérique du Nord !
Leur petit public se mit à rire. Ils appartenaient encore à une société de débats. Phil se lécha un doigt et le leva en regardant Charlie avec un sourire, le pur sourire Chase, séduisant, roublard.
Mais il en aurait fallu un peu plus pour calmer Charlie.
— Vous avez intérêt à vous trouver un tas de sous-marins pour profiter de tout ça !
Ce qui lui valut aussi un éclat de rire. Charlie avait marqué un point, ce que Phil lui accorda en élargissant son sourire.
Charlie dirigea la poussette de Joe hors du bâtiment en jurant amèrement. Percevant son exaspération, Joe s’absorba dans la contemplation de ses dinosaures et du décor qui défilait autour d’eux. Charlie suait à grosses gouttes, et il se sentait de plus en plus découragé. Il savait qu’il prenait ça trop à cœur, que c’était le style de Phil, de tout prendre à la blague, d’encaisser sans trop s’en faire. Et pourtant, compte tenu de la situation, il ne pouvait pas s’en empêcher. Il avait l’impression d’avoir pris un coup de poing dans l’estomac.
Ça n’arrivait pas très souvent. Généralement, il réussissait à trouver le moyen de compenser, mentalement, les déboires politiques de la journée. Il trouvait des bons côtés à tout, il voyait le soleil derrière les nuages noirs qui pointaient à l’horizon, il envisageait la revanche possible, n’importe quoi. Il faisait un rêve éveillé où tout finissait bien. Mais quand il cédait au découragement, il était incroyablement abattu. Ça devenait une globalité contre laquelle il n’avait pas de défense, il n’arrivait pas à voir la forêt derrière l’arbre, rien ne trouvait grâce à ses yeux. Les nuages étaient d’un noir opaque. Tout allait mal ! Mal, mal, mal mal mal mal…
Il descendit avec Joe dans les profondeurs du métro. Monta dans un wagon, descendit à la station Bethesda. Sortit comme dans un cauchemar. Mal, mal, mal. Une nausée digne de Sartre, provoquée par une soudaine vision de la réalité ; horrible. Comment la vraie nature de la réalité pouvait-elle être si horrible ? L’air surchauffé de l’ascenseur était irrespirable. La gravité était trop forte.
Un autre ascenseur, et de nouveau dans Wisconsin. Bethesda était trop sinistre ; un saupoudrage de bureaux et d’immeubles d’habitations, manifestement organisés (si seulement !) pour la circulation automobile. Il aurait aussi bien pu être dans le comté d’Orange.
Il se traîna jusqu’à la maison. La porte-moustiquaire se referma derrière lui avec son claquement caractéristique.
— Salut, chou ! fit une voix, dans la cuisine.
— Salut, papa !
Anna et Nick, qui étaient rentrés ensemble de l’école.
— Maman, maman, maman !
— Salut, Joe !
Le refuge.
— Salut, les p’tits gars ! dit Charlie. Va falloir qu’on achète une barque. On la mettra dans le garage.
— Super !
Alarmée par le ton de sa voix, Anna sortit de la cuisine, un whisky à la main, le serra sur son cœur et lui planta un baiser sur la joue.
— Hmm, dit-il dans une sorte de ronronnement.
— Qu’est-ce qui ne va pas, chou adoré ?
— Pff, rien ne va.
— Pauvre petit chou.
Il commença à se sentir un peu mieux. Il sortit Joe de la poussette et ils suivirent Anna dans la cuisine. Anna ramassa Joe et le tint sur sa hanche tout en faisant la cuisine, pendant que Charlie commençait à reconstruire mentalement l’histoire de la journée, afin de pouvoir la lui raconter tout en préservant son impact dramatique.
Après lui avoir raconté toute l’affaire et fulminé un moment, il décapsula une bière qu’il ingurgita pendant qu’Anna disait :
— Ce qu’il te faudrait, c’est un moyen de court-circuiter le processus politique.
— Bravo, trésor. Je ne suis pas sûr d’avoir envie de savoir ce que tu entends par là.
— Je ne le sais pas moi-même.
— La révolution, c’est ça ?
— Pas question.
— Une révolution complètement non violente, rigoureusement positive et qui réussirait ?
— Ça, ce serait génial.
Nick apparut dans la porte.
— Hé, papa, tu veux jouer au base-ball ?
— Ouais, bonne idée !
C’était généralement Charlie qui le proposait, et là, si Nick le faisait, c’est qu’il essayait de lui remonter le moral. Ce qui marchait assez bien, par le seul fait qu’il y ait pensé. Ils quittèrent donc la fraîcheur de la maison et jouèrent dans la cour où il faisait une chaleur à crever, sous les yeux aveugles des fenêtres aux volets fermés de l’immeuble voisin. Debout devant le mur en brique de la maison, Nick renvoyait à Charlie, avec une longue batte de plastique, les wiffle balls[16] qu’il lui lançait, et Charlie essayait de les rattraper. Ils avaient une douzaine de balles. Quand il y en avait partout sur la pelouse en pente, ils les ramassaient, les remettaient sur le mont de Charlie et recommençaient, ou ils laissaient Charlie prendre un tour de batte. Ces wiffle balls étaient géniales ; elles claquaient sur la batte et volaient avec un ronflement très satisfaisant, et en même temps, quand on en recevait une, ça ne faisait pas mal, ainsi que Charlie avait eu amplement l’occasion de le constater. C’est ainsi qu’ils allaient et venaient dans le crépuscule livide, transpirant et riant, essayant de faire suivre une trajectoire rectiligne à une wiffle ball.
Charlie enleva sa chemise, le torse luisant de sueur dans l’air surchargé d’humidité.
— D’aaccord… Regarde-moi un peu ce lancer ! Sandy Koufax fait le moulin à vent, et voilà une magnifique trajectoire en arc-en-ciel ! Hé, pourquoi tu n’as pas fait un swing ?
— La balle était mauvaise, papa. Elle a rebondi par terre avant d’arriver sur moi.
— D’accord. Je réessaye. Oh, Seigneur… Bon, fais comme si tu n’avais rien vu.
— Pourquoi tu as dit « Seigneur », papa ?
— C’est une longue histoire… OK, en voilà une autre. Hé, tu n’as même pas tenté de la frapper !
— Elle était dehors !
— Pas de beaucoup. Et ça ne te ferait pas de mal de courir un peu !
— La zone de frappe est scotchée sur la maison, papa. Tu m’en envoies une qui arrive dedans et je te la renverrai.
— C’était une mauvaise idée. D’accord. Allez, ça y est ! Ooh, joOoli ! Ouais ! Là, voilà ! Swingue-moi celle-là !
— Celle-là, elle était derrière moi.
— C’est parfois utile de savoir frapper des deux mains.
— Je te demande juste des strikes, c’est tout.
— C’est ce que j’essaie de faire… Là, c’est parti ! Et tchac ! Très joli. Un home run. Waouh ! Euh… oh, elle est restée dans l’arbre. Tu la vois ?
— Bon, on en a joué suffisamment, de toute façon.
— C’est vrai, mais autant aller la récupérer, tant qu’on se souvient où elle est. Écoute, en mettant le pied sur cette branche, là, je devrais y arriver… Donne-moi la batte une seconde.
Charlie grimpa un peu dans l’arbre, se stabilisa, écarta les feuilles, se rattrapa d’une main au tronc pour garder son équilibre et, d’un coup de batte, envoya la balle par terre.
— Et voilà !
— Hé, papa, c’est quoi ça, dans l’arbre ? C’est pas du sumac vénéneux ?
16
Balles en plastique, creuses, percées de trous, pour jouer dans des endroits entourés de fenêtres…