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— Je connais l’un des types de ce dossier. Le responsable du projet est un type de Caltech, mais le vrai boulot est fait par un de ses étudiants.

— Ah bon ?

C’était une situation classique : un jeune chercheur utilisant le prestige d’un de ses directeurs de recherche pour faire avancer un projet.

— Et il se trouve que je connais l’étudiant. J’étais membre de son jury de thèse, il y a quelques années.

— Ça ne suffit pas pour qu’il y ait conflit d’intérêts.

— Non, convint Frank tout en poursuivant sa lecture. Mais il travaillait aussi sur un contrat temporaire chez Torrey Pines Generique, qui est une compagnie de San Diego à la création de laquelle j’ai participé.

— Ah. Et tu as toujours des billes dedans ?

— Non. Enfin, mes actions sont placées dans un blind trust[3] pour la durée de mon séjour ici, alors je ne peux pas l’affirmer, mais je ne crois pas.

— Mais tu n’es ni au comité d’administration, ni consultant ?

— Non, non. Et son contrat là-bas a dû prendre fin, de toute façon.

— Alors, ça va. Tu peux y aller.

Aucun membre de la communauté scientifique ne pouvait se permettre d’être trop pointilleux sur le chapitre du conflit d’intérêts. Sans cela, on ne trouverait jamais personne pour évaluer quoi que ce soit, l’hyperspécialisation rendant les champs de recherche tellement exigus qu’au sein d’un projet quelconque tout le monde semblait connaître tout le monde. En conséquence, tant qu’il n’y avait pas de liens financiers ou institutionnels avec un individu donné, on considérait comme possible de procéder à l’évaluation de son travail dans les différents systèmes de revue par les pairs.

Mais Frank voulait s’en assurer. Yann Pierzinski était un jeune biomathématicien très talentueux – l’un de ces étudiants en doctorat qui vous donnaient vite la quasi-certitude qu’il était promis à une belle carrière, et qu’on n’avait pas fini d’entendre parler de lui. Et voilà, c’était arrivé, et son sujet présentait un intérêt particulier pour Frank.

— D’accord, dit-il à Anna. Je vais le mettre dans la moulinette.

Quand Anna fut sortie, il rouvrit le dossier. « Analyse mathématique et algorithmique des codons palindromiques en tant que prédicteurs de l’expression génique des protéines. » Une demande de subvention pour un projet de recherche sur un algorithme censé prévoir pour quelles protéines codait un gène donné.

Très intéressant. C’était une tentative de résolution d’un mystère fondamental dans le domaine de la biologie, un pas en terrain inconnu. Dont l’exploration avait jusqu’alors résisté à toutes les biotechnologies, même les plus solides. Les trois milliards de paires de base du génome humain encodaient sur leur chemin des centaines de milliers de gènes ; et la plupart de ces gènes contenaient des instructions pour l’assemblage d’au moins une protéine, les briques qui constituaient les matériaux de construction élémentaires de la chimie organique et de la vie même. Mais quels gènes codaient pour quelles protéines, comment ils le faisaient, et pourquoi certains gènes exprimaient plus d’une protéine, ou des protéines différentes selon les circonstances – tous ces problèmes étaient très mal compris, quand ils ne constituaient pas des énigmes rigoureusement irrésolues. Cette ignorance faisait de l’essentiel de la biotechnologie une procédure interminable et très coûteuse d’essais et d’erreurs. Une clé permettant de déchiffrer n’importe quelle partie du mystère pouvait être très précieuse.

Frank déroula rapidement les pages de l’application ; il s’y sentait comme chez lui. Yann Pierzinski, docteur en biomathématiques, Caltech. Encore postdoctorant avec son directeur de thèse, un type que Frank en était arrivé à considérer comme une espèce de fumiste qui s’appropriait tout le crédit des travaux des autres, voire pire. C’était intéressant ; Pierzinski était donc allé chez Torrey Pines travailler sous contrat pour un chercheur en bio-informatique que Frank ne connaissait pas… Hum, peut-être une tentative pour échapper à son directeur de thèse. Enfin, maintenant, il était de retour.

Frank plongea dans la partie substantielle du projet. Pierzinski travaillait sur son algorithme depuis sa thèse. Le mécanisme chimique de la création des protéines était, de fait, une sorte d’algorithme naturel. Frank pesa la proposition, étape par étape. C’était sa valeur ajoutée personnelle ; sa passion depuis qu’il était tout gosse. Les énigmes qu’il résolvait alors étaient de simples codes, mais il avait toujours aimé ce travail, et il l’aimait peut-être plus que jamais, parce qu’il lui offrait un dérivatif à ses propres problèmes. Les raisons pour lesquelles il recherchait cette évasion lui demeuraient obscures ; en tout cas, quand il revenait de ces excursions, il se sentait régénéré, comme si, finalement, il avait trouvé sa place.

Il aimait aussi voir des schémas émerger dans le chaos aléatoire du monde. C’est pour ça qu’il avait récemment commencé à s’intéresser à la sociobiologie ; il espérait pouvoir y trouver des algorithmes qui lui permettraient de briser le code du comportement humain. Jusque-là, cette quête n’avait pas été très satisfaisante, surtout parce que les éléments du comportement humain susceptibles de faire l’objet d’une expérience contrôlée étaient si peu nombreux qu’on ne pouvait même pas tester de théorie. C’était vraiment dommage. Il appelait de tous ses vœux une clarification dans ce domaine.

Cela dit, au niveau des quatre éléments constitutifs du génome, dans la longue danse de la cytosine, de l’adénine, de la guanine et de la thymine, beaucoup de choses semblaient justifier une explication mathématique et une expérimentation, dont les résultats pourraient être communiqués à d’autres chercheurs, et mis en application. En d’autres termes, les idées de Pierzinski pourraient être testées, et on verrait bien si elles marchaient.

De cette frénésie de cogitation, il sortit affamé et la vessie pleine. Il était tout à fait sûr que ce projet comportait un réel potentiel. Et ça lui donnait des idées.

Il se leva avec raideur, alla aux toilettes, revint. C’était déjà le milieu de l’après-midi. En partant tôt, il pourrait plus ou moins échapper aux embouteillages, passer chez lui, manger un morceau en vitesse et aller à Great Falls. À ce moment-là, la chaleur serait un peu moins torride et les grimpeurs auraient pratiquement déserté les parois de la gorge. Il pourrait grimper jusque bien après le coucher du soleil, et réfléchir encore à cet algorithme, à l’endroit où il réfléchissait le mieux, ces temps-ci : sur les vieilles parois de schiste coriace du dernier coin du district de Columbia où un lambeau de nature avait survécu.

2. Au cœur de l’hyperpuissance

4

Les mathématiques donnent parfois l’impression d’être un univers à part. Mais comme nous y avons accès par l’intermédiaire de notre cerveau, qui est notre interface avec le monde, elles nous paraissent faire partie intégrante du monde, en être la structure, ou la recette.

Depuis les temps historiques, l’humanité se livre à une exploration de plus en plus approfondie des divers domaines mathématiques, au gré d’un processus cumulatif et collectif, une conversation ininterrompue entre les espèces et la réalité. La découverte du calcul. L’invention de l’arithmétique formelle et de la logique symbolique, deux façons de mettre en équation les stratégies instinctives de la raison humaine, les rendant aussi distinctes et solides que des démonstrations géométriques. Les tentatives d’élaboration d’un système cohérent et consistant. L’invention de la théorie des ensembles et l’élaboration des divers paradoxes engendrés par le fait de considérer les ensembles comme des parties d’eux-mêmes. La découverte de l’incomplétude de tous les systèmes. Le système de programmation pas à pas des nouvelles machines à calculer. Tout cela donna lieu à un amalgame de mathématiques et de logique, de symboles et de méthodes issus des deux univers, se combinant au gré d’opérations souvent longues et compliquées que nous appelons des algorithmes.

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Au Canada : « Fiducie sans droit de regard ». Formule non transposable en droit français, qui permet d’isoler des avoirs dont la gestion est confiée à un tiers et sur lesquels leur propriétaire ne peut juridiquement exercer aucune influence. (N. d. l. T.)