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8. Changement de paradigme

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Voyons, que savons-nous de ce que nous sommes ?

Nous sommes des primates, très proches du chimpanzé et des autres grands singes, dont nos ancêtres se sont différenciés il y a cinq millions d’années environ. Après quoi ils ont évolué selon des lignées parallèles et des sous-espèces qui se recouvraient en partie, émergeant plus clairement en tant qu’hominidés il y a deux millions d’années environ.

À cette époque, la sécheresse s’abattait sur l’Afrique de l’Est. La forêt reculait, laissant la place à des savanes d’herbe verte, semées de bouquets d’arbres. Nous avons évolué pour nous adapter à ce paysage : nous nous sommes redressés et nous avons perdu nos poils. Nos glandes sudoripares, comme bien d’autres caractéristiques physiques, étaient faites pour nous permettre de franchir à la course de grands espaces à découvert, exposés au soleil de l’équateur. Nous devions courir pour vivre, et nous parcourions de vastes étendues. Nous pourchassions le gibier jusqu’à ce qu’il soit épuisé, parfois au bout de plusieurs jours.

Dans ce mode de vie fondamentalement stable, les générations passaient, et la taille du cerveau hominidé eut des millénaires pour évoluer de trois cents millimètres cubes à près de neuf cents millimètres cubes. C’est un fait étrange, parce que tout le reste demeurait plus ou moins stable. On peut en déduire que la façon de vivre d’alors était extraordinairement stimulante pour la croissance du cerveau. Tous les aspects de la vie hominidée ont été avancés, ou à peu près, comme constituant le principal déclencheur de cette croissance, de la faculté de rêver jusqu’au besoin de calculer avec précision la façon de lancer une pierre, mais le langage et la socialisation figurent assurément parmi les plus importants. On se parlait, on avait des échanges ; autant de processus compliqués, qui exigeaient beaucoup de réflexion. La reproduction étant cruciale pour l’évolution, quelque définition qu’on lui donne, l’entente avec le groupe et avec le sexe opposé est une fonction adaptative fondamentale, et elle a dû constituer une forte incitation à l’accroissement de la taille du cerveau. Nous avons grandi si vite que, maintenant, c’est à peine si nous arrivons à passer par les voies naturelles, au moment de notre naissance. Et voilà : toute cette croissance depuis que nous essayons de nous comprendre les uns les autres, de comprendre l’autre sexe, et regardez où nous en sommes…

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Anna était contente de voir que Frank était rentré, si cassant et ronchon qu’il soit. Avec lui, les choses étaient plus intéressantes. Une tirade contre les pick-up surdimensionnés débouchait sur une discussion sur l’intelligence sociale des gibbons, ou sur l’expression algébrique de la division du travail la plus efficace au labo. Impossible de prévoir ce qu’il allait vous sortir. Ses phrases commençaient d’une façon rationnelle et devenaient étranges, ou le contraire. Anna adorait ça.

Mais il semblait surtout complètement polarisé sur la théorie des jeux.

— Et si les nombres ne correspondaient pas à la vie réelle ? était-elle en train de lui demander. Et si, quand tu trahis, tu ne recevais pas cinq points et l’autre zéro, et si tous ces nombres étaient faux, ou même si c’était le contraire ? Alors, ce ne serait qu’un jeu informatique comme les autres, hein ?

— Eh bien…

Frank pris de court, une vision rare. Il se concentra. Encore une chose qu’Anna aimait chez lui ; il réfléchissait vraiment à ce qu’il disait.

Puis le téléphone d’Anna sonna et elle répondit.

— Charlie ! Oh, p’tit chou ! Comment ça va ?

— Je souffre le martyre.

— Oh, mon pauvre amour. Tu as pris tes médicaments ?

— Ouais, et ça ne me fait rien. Je commence à voir des choses, à la limite de mon champ de vision. Des bêtes qui rampent, tu vois ce que je veux dire ? Je pense que mon cerveau est atteint par les toxines. Je deviens dingue.

— Écoute, il faut te cramponner. Les stéroïdes doivent mettre quelques jours à faire effet. N’oublie pas de les prendre, surtout. Joe te fiche un peu la paix ?

— Non. Il veut jouer à la bagarre.

— Oh, mon Dieu ! Ne le laisse pas faire ! Je sais que le docteur a dit que ce n’était pas contagieux, mais…

— Ne t’en fais pas. Aucune chance que je joue à la bagarre avec qui que ce soit.

— Tu ne le touches pas ?

— Et il ne me touche pas non plus. Ce qui a plutôt le don de le mettre en rogne.

— Tu mets les gants en plastique pour le changer ?

— Oui, oui, oui, oui. Une torture de damné, quand je les enlève, la peau vient avec, ça saigne, ça suppure, ça me gratte, c’est atroce.

— Oh, mon amour chéri… Écoute, essaie de ne rien faire.

Ensuite, il dut chasser Joe de la cuisine et Anna raccrocha.

Frank la regarda.

— Sumac vénéneux ?

— Ouais. Il a grimpé dans un arbre et il y en avait plein le tronc. Et il n’avait pas de chemise.

— Oh non !

— Eh si. Nick a tout de suite vu de quoi il s’agissait, et je l’ai emmené aux urgences. Le docteur l’a tartiné de je ne sais quoi, et l’a mis sous anti-inflammatoires avant que les vésicules n’apparaissent, mais il ne s’est pas raté.

— Eh bien, je compatis.

— Ouais, merci. Enfin, au moins, c’est superficiel.

Puis le téléphone de Frank sonna à son tour, et il réintégra son box pour répondre. Anna ne put faire autrement que d’entendre ce qu’il disait, d’autant que la conversation semblait s’échauffer car il haussa plusieurs fois la voix. À un moment, il dit « Ce n’est pas sérieux » quatre fois de suite, sur un ton d’une incrédulité croissante. Après quoi, il se contenta d’écouter pendant un moment, les doigts tapotant le dessus de son bureau, à côté de son ordinateur. Il finit par dire :

— Comment veux-tu que je sache ce qui s’est passé, Derek ? C’est toi qui devrais le savoir. Tu es le mieux placé pour ça… Ouais, c’est vrai. Ils ont sûrement leurs raisons… Enfin, quoi qu’il arrive, ils ont préservé tes droits ?… Tout le monde a des options dont il ne fait rien, ne pense pas à ça, pense aux actions que tu avais… Hé, au moins tu te tires de là les poches pleines… Plonger, te faire racheter, ou reprendre par un organisme public… Félicitations… Ouais, ça va être fascinant à observer, c’est sûr. Évidemment. Ouais… Vraiment dommage… D’accord. Rappelle-moi pour me raconter la suite quand je ne serai plus au boulot… C’est ça. Salut.

Il raccrocha. Il y eut un long silence dans son réduit.

Finalement, il se releva de son fauteuil – scouic, scouic. Anna se retourna, et il était là, debout dans l’ouverture de sa porte, attendant qu’elle le regarde.

Il fit une drôle de grimace.

— C’était Derek Gaspar, à San Diego. Sa boîte, Torrey Pines Generique, vient d’être rachetée.

— Ah bon ? C’est la boîte à la fondation de laquelle tu avais contribué ?

— Ouais.

— Eh bien, félicitations. Et qui l’a reprise ?

— Une boîte de biotech à peine plus grosse. Small Delivery Systems. Tu connais ?

— Jamais entendu parler.

— Moi non plus. En tout cas, ce n’est pas un grand groupe pharmaceutique, c’est une boîte de taille moyenne, d’après Derek. Surtout spécialisée dans l’agropharmacie, mais ils l’ont approché et lui ont fait une offre. Il ne sait pas pourquoi.

— Ils ont bien dû le lui dire ?

— Eh bien non. Ou du moins, il n’a pas l’air de très bien savoir pourquoi ils l’ont fait.