— Intéressant. Bon, enfin, c’est plutôt positif, non ? Je veux dire, ça doit être ce que toutes les start-up appellent de leurs vœux, il me semble.
— Exact…
— Sauf que tu n’as pas l’air du gars qui vient de décrocher le jackpot, ou je n’y connais rien.
Il écarta rapidement la remarque.
— Ce n’est pas ça. Je n’ai jamais été impliqué de cette façon-là. L’UCSD ne permet qu’une petite participation dans les entreprises extérieures. Je n’ai jamais été que consultant de Torrey Pines Generique. J’ai même dû y renoncer en venant ici. On ne peut pas travailler pour le gouvernement fédéral et pour une boîte privée, tu le sais bien.
— Hm-hm.
— Mes actions sont dans un blind trust, alors comment veux-tu que je sache ce qu’elles sont devenues ? Je n’avais pas beaucoup de parts de Torrey Pines, de toute façon, et le fonds de placement a même pu les liquider. J’ai entendu quelque chose qui m’a laissé penser que c’est ce qu’ils avaient fait. À leur place, je ne me serais pas gêné.
— Ah, alors, c’est bien dommage.
— Ouais, ouais, fit-il en se renfrognant. Mais ce n’est pas ça le problème…
Il regarda par la fenêtre, de l’autre côté de l’atrium, toutes les autres fenêtres. Il avait une expression qu’elle ne lui avait jamais vue – et qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. De la détresse ?
— Alors, quel est le problème ?
— Je ne sais pas, répondit-il tout bas. Et puis il ajouta : c’est le bordel dans le système.
— Tu devrais venir à la conférence, demain midi, dit-elle. Rudra Cakrin, l’ambassadeur du Khembalung, vient nous parler de la vision bouddhiste de la science. Non, vraiment, tu devrais venir. Je ne connais personne qui parle plus comme eux que toi. Enfin, à certains moments.
Il fronça les sourcils, comme si c’était une critique.
— Non, arrête. Je veux que tu viennes.
— D’accord. Peut-être. Si j’ai fini la lettre que je suis en train d’écrire.
Il retourna dans son réduit, se laissa tomber sur son fauteuil. Anna l’entendit grommeler :
— Et merde !
Puis il commença à taper sur son clavier, faisant comme le bruit de la pensée même, un tic-tic-tic de plastique rapide, interrompu par les chocs sourds du pouce sur la barre d’espacement. Son clavier lui servait parfois de punching-ball.
Il tapait toujours comme un fou quand Anna regarda sa pendule et se précipita vers la porte dans l’espoir de rentrer chez elle à l’heure.
28
Le lendemain matin, Frank arriva avec sa lettre d’adieu dans une enveloppe bulle. Il avait beaucoup revu son texte. Il en avait fait un acte d’accusation de la NSF documenté, accablant, et qui pourrait peut-être servir à quelque chose, si quelqu’un en tenait compte. Il allait le remettre à Diane Chang en main propre. Une lettre personnelle, tirée sur papier. Comme ça, elle pourrait la lire, y réfléchir à tête reposée, et voir si elle voulait y faire quelque chose ou non. En attendant, quoi qu’elle décide, il aurait fait ce qu’il pouvait pour essayer d’améliorer cet endroit, et il pourrait retourner, la conscience tranquille, vers la science, la vraie. Partir en paix. Laisser derrière lui une partie de la colère qui l’emplissait. Enfin, il pouvait toujours l’espérer.
Il avait beaucoup développé la version qu’il avait tapée dans l’avion, en rentrant de San Diego. Étayé ses arguments, précisé ses critiques, fait des suggestions d’améliorations concrètes. Le texte définitif était toujours un brûlot assez dévastateur, mais sur le ton d’un article scientifique. Pas de déchaînement rageur ou d’éloquence superflue. Cinq pages simple interligne, même après qu’il eut élagué tout le gras. Enfin, ils n’auraient pas volé un coup de pied aux fesses. C’était sûrement l’effet que ça leur ferait.
Il le relut encore une fois, puis il resta assis dans son fauteuil, à tapoter l’enveloppe bulle contre sa jambe, le regard perdu sur l’atrium. Se demandant, entre autres choses, ce qui avait bien pu arriver à Torrey Pines Generique. Et si ça avait un rapport avec l’embauche de Yann Pierzinski.
Puis, brusquement, il se releva, se dirigea vers les ascenseurs avec son enveloppe et monta au onzième étage. Alla jusqu’au bureau de Diane, salua d’un hochement de tête Laveta, son assistante, et mit l’enveloppe dans son casier.
— Elle n’est pas là aujourd’hui, lui annonça Laveta.
— Pas de problème. Dites-lui juste, quand elle rentrera, demain, qu’il y a une lettre pour elle, d’accord ? C’est personnel.
— Entendu.
Il regagna le cinquième étage et s’affala dans son fauteuil. Voilà. C’était fait.
Il entendait Anna taper sur son clavier. La porte de son bureau était fermée, alors peut-être qu’elle tirait son lait avec sa pompe électrique tout en travaillant. Frank aurait aimé voir ça, pas seulement pour des raisons lubriques, bien qu’il y ait de ça aussi, mais surtout pour le plaisir de la voir faire plusieurs choses à la fois. Elle tapait avec deux doigts, comme les journalistes dans les films des années 1930. Par rejet inconscient d’une compétence de secrétaire, ou juste comme ça, il n’aurait su le dire. Mais il aurait parié que ça valait le coup d’œil.
Il se rappela qu’elle lui avait demandé de venir à la causerie du déjeuner. Elle était apparemment intervenue pour faire donner une conférence par l’ambassadeur du Khembalung. Frank avait vu ça sur le feuillet affiché près des ascenseurs qui annonçait le programme.
« Le but de la science selon la perspective bouddhiste. »
Ça ne lui disait rien qui vaille. Au mieux, de l’ésotérisme, et peut-être pire encore. Une de ces parlotes autour d’un sandwich. C’était vraiment tout et n’importe quoi. Les gens étaient blasés, côté conférences ; la dernière chose dont ils avaient envie à la pause de midi, c’était bien d’aller écouter pérorer quelqu’un, et ces palabres partaient généralement en vrille. Frank se rappelait avoir vu des intitulés du genre : « L’Antarctique comme nouvelle utopie », « L’art de l’imagerie corporelle », « Les avantages du réchauffement global »… Encore une preuve du fait que plus le sujet était déjanté, plus il y avait de clients.
Il y aurait manifestement beaucoup de monde à celle-là.
La porte d’Anna s’ouvrit et Frank releva la tête, s’attendant mécaniquement à entrevoir une déesse de la science dépoitraillée, une espèce de statue de la Liberté aux seins lourds ; bon, ce n’était évidemment pas ça. Elle allait juste à la causerie.
— Tu viens ? demanda-t-elle.
— Ouais, bien sûr.
Ce qui lui fit plaisir. Il l’accompagna à l’ascenseur en secouant la tête comme s’il n’en croyait pas ses yeux de se voir là, avec elle. Au neuvième, ils passèrent devant l’enfilade de spectaculaires photos sous-marines de l’Antarctique et s’engouffrèrent dans la grande salle de conférences. Il s’y trouvait bien deux cents personnes. Le temps que les Khembalais arrivent, tous les fauteuils étaient occupés.
Frank s’assit vers le fond, faisant mine de travailler sur son ordinateur de poche. L’air climatisé lui tombait sur les épaules comme une bénédiction. Les gens qui se connaissaient se regroupaient et bavardaient de choses et d’autres ; les Khembalais, debout près du pupitre, discutaient technique autour du micro avec Anna et Laveta. Le vieil ambassadeur, Rudra Cakrin, portait sa robe marron alors que les autres membres de la délégation khembalaise étaient en pantalon et chemise de coton écru, comme en Inde. Rudra Cakrin demanda qu’on mette son micro à sa hauteur. Son jeune assistant l’aida, puis il ajusta le sien. C’était parti pour être en traduction simultanée. Quelle barbe. Frank poussa un gémissement intérieur.