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Ils testèrent les micros, et le brouhaha des conversations baissa un peu. La salle était si pleine que – coefficient de dinguerie ou non – c’en était impressionnant, force était à Frank de l’admettre. Ces gens étaient encore assez intéressés par les idées pour passer leur heure de déjeuner à écouter une communication sur la philosophie de la science. C’était comme ça dans certains départements de l’université de San Diego, peut-être même sur la plupart des campus universitaires de Californie, malgré le rythme dingue de la vie, là-bas. Du rab de temps et d’énergie consacrés à la curiosité : une caractéristique comportementale basique des hominidés. Celle qui poussait les gens vers la science, sa caractéristique fondamentale, celle qui la faisait survivre malgré les règles abrutissantes de son expression contemporaine. Là, il était lui-même, après tout, et personne ne pouvait être plus désabusé, plus blasé que lui. Et pourtant il était incapable de s’empêcher de suivre un tropisme, comme un tournesol qui se tourne vers le soleil.

Debout au pupitre, le vieux moine avait une sacrée allure. Pour le moins incongrue. Il se pouvait que ce soit un public admirablement curieux, mais c’était aussi une bande de vieux technocrates sceptiques, au cuir rude. Difficiles à rouler, a priori, en particulier par un vieillard ratatiné en robe de bure, qui les regardait en cet instant comme s’il venait d’un lointain passé. Qui ressemblait, en fait, à un hominidé primitif.

Et pourtant, il était là, devant eux. Ils étaient réunis par quelque chose, et ce n’était pas seulement la climatisation. Ils étaient assis là, sur leur siège, attentifs, courtois, ouverts à tous les discours. Frank éprouva une étincelle de fierté. C’est comme ça que tout avait commencé, vers 1660, par des réunions de la Royal Society, à Londres : des gens qui écoutaient poliment un drôle de bonhomme, forcément un autodidacte ; des questions affables, un public qui envisageait la question de façon rationnelle. Un consensus pour considérer les choses à la lumière de la raison. C’était la base de tout.

Le vieil homme les regardait avec bienveillance. Il semblait refléter leur attention, les étudier.

— Bonjour ! commença-t-il, avant d’indiquer, d’un geste de la main, qu’il avait épuisé toutes ses connaissances en anglais, en dehors du mot qui suivit : Merci.

Son jeune assistant dit alors :

— Le Rinpoché Rudra Cakrin, ambassadeur du Khembalung aux États-Unis. Merci d’être venus l’écouter.

Tout cela était un peu redondant, mais le vieil homme commença à parler dans sa propre langue – du tibétain, lui avait dit Anna –, en une longue séquence de sons graves, gutturaux. Puis il s’interrompit, et le jeune homme, Drepung, l’ami d’Anna, commença à traduire :

— Le Rinpoché dit que le bouddhisme commence par l’expérience personnelle. L’observation de son environnement, de ses réactions personnelles, et de ses propres pensées. Il y a un… un fondement scientifique à ce processus. Il a ensuite dit : « Si je comprends bien ce que vous entendez en Occident par le mot science. » Et aussi : « J’espère que vous me démentirez si je me trompe. Mais la science me paraît traiter de ce qui se passe et sur quoi nous pouvons tous nous accorder. »

Rudra Cakrin interrompit Drepung pour lui poser une question. Il hocha la tête, et poursuivit :

— Ce qui peut être affirmé. Ce qui fait que, si vous deviez y regarder de plus près, vous seriez d’accord avec cette affirmation. Et tous les autres avec vous.

Le vieil homme reprit la parole.

— Les choses sur lesquelles on peut être d’accord ne sont pas nombreuses, et ce sont des généralités, traduisit Drepung. Et plus le temps du Bouddha se rapproche, plus elles se généralisent. Maintenant, près de deux mille cinq cents ans ont passé, et nous sommes à l’ère du microscope, du télescope, et… de la description mathématique de la réalité. Ce sont des domaines que nous pouvons appréhender directement, avec nos sens. Et nous pouvons quand même être encore d’accord sur ce que nous disons de ces domaines parce qu’ils sont liés en longues chaînes de causes et d’effets mathématiques, pour ce que nous en voyons.

Rudra Cakrin eut un petit sourire, dit quelque chose. Frank commençait à avoir l’impression que la traduction de Drepung était beaucoup plus longue que les paroles prononcées par le vieil homme. Se pouvait-il que le tibétain soit une langue tellement compacte ?

— Ce réseau est une très grande réussite, ajouta Drepung.

Rudra Cakrin entonna alors quelque chose d’une voix grave, rocailleuse, qui rappelait celle de Louis Armstrong, plus basse d’une octave.

Drepung chanta en anglais :

« Qui voudrait comprendre la nature du Bouddha devrait observer la saison et les relations causales. La vie réelle est la vie des causes. »

Rudra Cakrin fit suivre ces paroles d’une tirade prononcée sur un débit précipité, que Drepung traduisit :

— Cela amène le concept de la nature du Bouddha, plutôt que de la nature elle-même. Quelle est la différence ? La nature du Bouddha est la… réponse appropriée à la nature. La réponse de l’esprit qui observe. La philosophie bouddhiste invite en dernier ressort à voir la réalité telle qu’elle est. Et puis…

Rudra Cakrin prononça quelques mots d’un ton pressant.

— Puis la réponse, la réaction, le moment humain – les choses que nous disons, que nous faisons et que nous pensons –, ce moment arrive. Nous en revenons au domaine de l’exprimable. La nature de la réalité – alors que nous descendons toujours plus profondément, le langage reste plus loin derrière. Même les mathématiques ne sont plus pertinentes. Mais…

Le vieil homme parla encore un certain temps, jusqu’à ce que Frank croie voir Drepung faire un signe, exprimer quelque chose avec ses paupières, et Rudra Cakrin s’interrompit aussitôt.

— Mais quand on en vient à ce que nous devrions faire, ça se ramène aux mots les plus simples. Compassion. Bonnes actions. Aider les autres. Ça reste toujours aussi simple. Réduire les souffrances. Il y a quelque chose de… rassurant là-dedans. La plus grande complexité de ce qui est, la plus grande simplicité de ce qu’il faut faire. Bien préférable à l’inverse.

Rudra Cakrin reprit, d’une voix plus calme, à présent.

— Là, encore une fois, poursuivit Drepung, les deux approches se superposent et ne font qu’une. La science a commencé par la recherche de nourriture, de confort, de santé. Nous avons dû apprendre comment les choses marchaient pour pouvoir mieux les contrôler. Afin de réduire nos souffrances. Les méthodes utilisées – l’observation et les essais – selon notre tradition furent raffinées par la médecine. Le procédé se poursuivit longtemps. En Occident, vos médecins aussi ont fait ça, et c’est comme ça qu’ils sont devenus des savants. En Asie, les moines bouddhistes étaient les médecins, et eux aussi ils s’efforçaient de raffiner les méthodes d’observation et d’expérimentation, pour voir s’ils pouvaient… reproduire ce qui marchait, quand ça marchait.

Rudra Cakrin posa la main sur le bras de Drepung et lui parla brièvement.

— Les deux sont maintenant des études parallèles, traduisit Drepung. D’un côté, la science s’est spécialisée, à travers les mathématiques et la technologie, sur les observations de la nature, découvrant ce qui existe et faisant de nouveaux instruments. De l’autre, le bouddhisme s’est spécialisé dans l’observation humaine, pour découvrir… comment devenir. Se comporter. Quoi faire. Comment aller de l’avant. Maintenant, je dis qu’ils sont comme les deux yeux de la face. Tous les deux nécessaires à une vision complète. Ou plutôt, comme dit le vieux dicton : « Les yeux qui voient, les pieds qui marchent. » On peut dire que la science est les yeux, le bouddhisme les pieds.