Выбрать главу

Frank écouta tout cela avec une irritation croissante. Cet homme se faisait l’avocat d’un système de pensée qui n’avait pas apporté un iota de connaissance nouvelle au monde depuis deux mille cinq cents ans, et il avait le culot de le mettre sur un pied d’égalité avec la science, qui ajoutait tous les jours des millions de faits nouveaux à la masse de savoir accumulé. C’était grotesque !

En même temps, son irritation était empreinte d’un certain malaise. Le jeune traducteur n’arrêtait pas de dire des choses qui faisaient curieusement écho à des pensées qu’il avait déjà eues, ou répondaient à des questions qu’il se posait en ce moment précis. Il se demandait, par exemple, ce que tout ça donnerait si l’homme voulait bien se rappeler qu’il n’était qu’un primate récemment sorti de la savane, un cueilleur dont le cerveau s’était adapté à un environnement particulier. Est-ce que tout ça aurait un sens ? Et à cet instant précis, répondant à une question du public, puisqu’ils semblaient être passés à ce mode d’échange, Drepung dit, traduisant toujours les paroles du vieil homme :

— Nous sommes des animaux. Des animaux dont la sagesse s’est accrue au point de nous apprendre que nous sommes des créatures mortelles. Nous mourons. Nous le savons depuis cinquante mille ans. Nous n’aimons pas y penser, mais nous savons que même le cosmos est mortel. La réalité est mortelle. Tout change sans arrêt. Rien ne reste identique, avec le temps. On ne peut se cramponner à rien. La question devient donc : Que faisons-nous de cette connaissance ? Comment vivons-nous avec ? Quel sens lui donnons-nous ?

Eh bien, eh bien… Frank se pencha en avant, piqué, se demandant quelles paroles du vieil homme Drepung allait maintenant leur traduire. Cette voix grave, rocailleuse, grommelant ces sons incompréhensibles – c’était bizarre de penser qu’elle exprimait de telles notions. Frank se demanda tout à coup ce qu’il allait dire ensuite.

— Parmi les termes scientifiques qui expriment la compassion, vous avez…, poursuivait Drepung en regardant le plafond comme s’il cherchait le mot « Altruisme »… Il en est question dans vos études sur les animaux. L’altruisme existe-t-il, est-ce une bonne adaptation ? En d’autres termes, la compassion marche-t-elle ? D’après les études auxquelles vous avez procédé, l’altruisme serait la meilleure stratégie d’adaptation, dans le contexte du groupe. Ça en ferait une espèce de… de semonce. Être compatissant afin d’évoluer avec succès – ça, ça vient de votre science, qui prétend n’être que descriptive ! Ne décrire que ce qui a fait de nous ce que nous sommes. Alors que dans le bouddhisme nous avons toujours dit : si vous voulez aider les autres, soyez compatissants ; si vous voulez vous aider vous-mêmes, soyez compatissants. Maintenant, la science ajoute, si vous voulez aider votre espèce, la compassion vous aidera.

Ce qui lui valut des rires. Frank lui-même laissa échapper un ricanement. Il commença à envisager cela en termes de stratégies du dilemme du prisonnier. C’était une invocation pour que tous adoptent la démarche toujours généreuse, pour le bénéfice maximal du groupe, en fait, pour le bénéfice individuel maximal… Il rata ce que Drepung dit ensuite, car il était plongé dans ce qui était moins une pensée qu’un sentiment : Quel soulagement ce serait pour moi, si seulement j’arrivais à croire en quelque chose. Tout son rationalisme, tout ce scepticisme acide… Il avait soudain du mal à ne pas sentir qu’en réalité ce n’était qu’une sorte de désordre.

Et à ce moment précis, Rudra Cakrin regarda droit vers lui – lui entre tous, dans cette foule –, et Drepung dit :

— Un excès de raison est une forme de folie en soi.

Frank se cala contre le dossier de son siège. Quelle était la question ? Il fouilla dans sa mémoire à court terme comme on repasse une bande à l’envers, ne trouva rien.

Il avait à nouveau perdu le fil. Sa peau le picotait, il vibrait comme s’il était une cloche que l’on aurait heurtée.

— L’expérience de l’illumination peut être soudaine.

Il n’entendit pas ces mots. Pas consciemment.

— Les parties éparses de la conscience s’assemblent parfois tout d’un coup pour former un schéma global.

Perdu dans ses pensées, il n’entendit pas cela non plus, toutes ses certitudes ébranlées. Il tournait et retournait une pensée dans sa tête : Un excès de raison est une forme de folie en soi – c’est l’histoire de ma vie. Et le vieil homme le savait.

Il se retrouva debout. Comme tout le monde. Ça devait être fini. Les gens sortaient. Allaient se masser devant l’ascenseur. Quelqu’un demanda à Frank :

— Eh bien, qu’est-ce que tu en dis ?

S’attendant manifestement à une descente en flammes acerbe, du pur Frank. Et sa bouche formait bel et bien une réponse typique : « Pff, vingt-cinq siècles d’études intensives pour du vent ! » Mais il dit « Pff », et il en resta là, bannissant d’un haussement d’épaules ce discours attendu. Ce qu’il pouvait être puant, quand il voulait…

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, lui sauvant la mise. Il se réfugia à l’intérieur et se frotta les bras, comme pour se réchauffer après le froid polaire qui régnait dans la salle de conférences.

— Intéressant, dit-il, en réponse aux regards inquisiteurs braqués vers lui.

Il y eut des hochements de tête, des petits sourires. Même ce seul mot, qui constituait souvent l’appréciation suprême dans le langage scientifique, était aux antipodes de son comportement. Il se ridiculisait. Le groupe s’attendait à ce qu’il se conforme à sa personnalité. C’était comme ça que marchait la dynamique de groupe. Surprendre les gens était inhabituel, légèrement incongru. Sauf que… était-ce vraiment de cela qu’il s’agissait ? Les gens payaient assurément pour être surpris ; c’était la base de la comédie, de l’art. Toutes les études le prouvaient. Pour le moment, il n’était sûr de rien.

— … faire attention au monde réel, disait quelqu’un.

— Un empirisme faible.

— Que veux-tu dire ?

La porte de l’ascenseur s’ouvrit à son étage. Frank sortit, regagna son bureau et resta sur le pas de sa porte, regardant ses affaires déjà triées, prêtes à être jetées ou emballées et expédiées dans l’Ouest. Des piles de livres, de revues, de papiers, de photocopies, agrafées ou non, de graphiques, de tableaux, de schémas et d’organigrammes pliés ou roulés. La mémoire externe, la trace de papier de sa vie. Un excès de raison.

Il était assis là, à réfléchir, quand Anna entra.

— Salut, Frank ! Ça t’a plu, la conférence ?

— C’était intéressant.

Elle le regarda attentivement.

— C’est aussi ce que j’ai pensé. Écoute, Charlie et moi, on a invité les Khembalais, ce soir, chez nous, pour fêter ça. Tu veux venir ?

— Merci, répondit-il. Peut-être.

— Bon, tant mieux. Ce serait formidable. Il faut que j’y aille. J’ai des choses à préparer.

— D’accord. Eh bien, peut-être à ce soir, alors.

— D’accord.

Elle disparut sur un dernier regard intrigué.

Il y avait des moments où certaines images, des phrases, des idées ou des formules, des airs, des séquences musicales, vous restaient dans la tête et y tournaient, tournaient, tournaient, tournaient. Ça pouvait poser un problème à certaines personnes, quand elles restaient trop souvent ou trop longtemps en boucle. La plupart des gens changeaient assez souvent d’idées, en adoptaient de nouvelles, ou de nouvelles boucles. D’autres le faisaient à un rythme quasiment terrifiant, à l’opposé de la pensée obsessionnelle.