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Frank s’était toujours considéré comme instable, de ce point de vue, opérant des changements de direction abrupts, dans un sens ou dans l’autre. Il passait parfois si vite d’une sorte d’obsession-compulsion à un état voisin du déficit d’attention qu’il se faisait l’impression d’être en proie à une sorte de bipolarité complètement inédite.

Pas d’excès de raison, là !

À moins que ce ne soit justement la faute à ça. Une tentative de prise de contrôle. Le vieux moine l’avait regardé droit dans les yeux. Un excès de raison est une forme de folie en soi. Peut-être, en s’accrochant à la raison, s’efforçait-il seulement de rester en équilibre. Qui sait ?

Ce qu’il voyait, en tout cas, c’est que ça ressemblait à ce que les bouddhistes appelaient un koan, une énigme sans réponse, qui pouvait, si on y réfléchissait trop longtemps, amener l’esprit à caler, à renoncer à penser. Renoncer à penser ! C’était dingue. D’un autre côté… et si, à ce moment-là, le monde perceptible se déversait en lui ? Appréhender le présent sans l’intermédiaire du langage. Indicible, par définition. Que du ressenti. Éprouvé par les processus mentaux d’une espèce différente, sans langage, ou qui transcendait le langage. Autre chose.

Frank détestait cette espèce de mysticisme. Ou peut-être que ça lui plaisait, de ressentir tout ça. Comme tous ceux qui avaient eu l’occasion de connaître un moment d’absorption non verbale, il en gardait le souvenir d’une sorte de bénédiction. Comme au bon vieux temps, quand il était accroché là, à nettoyer les vitres en chantant « C’est mon choix, je suis heureux d’être laveur de carreaux ». Grimper, surfer… La pensée était beaucoup plus rapide que la verbalisation, même mentale. Aucun doute, on appréhendait le monde grâce à un foisonnement d’impressions et de pensées beaucoup trop rapides pour que la conscience puisse les suivre. La conscience n’en était qu’une petite partie.

Il quitta le bâtiment, sortit dans la chaleur lourde de l’après-midi. La rue lui fit l’effet d’un repoussoir, il n’aurait su dire pourquoi. Il ne pouvait conduire tout de suite. Alors il marcha dans le quartier commerçant, un peu minable, envahi par les voitures, qui entourait Ballston, la cervelle bouillonnant de pensées et d’un tas de trucs. Il avait l’impression d’apprendre en marchant des choses qu’il n’aurait pu énoncer à haute voix pour le moment, et pourtant, c’étaient des choses bien réelles, qu’il ressentait ; on ne peut plus réelles.

Un excès de raison. C’était bien joli, mais il s’était toujours efforcé d’être raisonnable. Il avait vraiment essayé, de toutes ses forces. C’était sa façon d’être. Ça avait paru l’aider. Dépassionné ; sensé ; calme ; raisonnable. Une machine à penser. Il aimait ces histoires, quand il était petit. C’était ça, un savant, et c’était pour ça qu’il était un si bon savant. C’était ce qui l’ennuyait chez Anna : c’était une bonne scientifique, indéniablement, mais c’était aussi une passionnée, elle prenait son travail et ses idées trop à cœur, elle avait des préférences, elle prenait parti et elle était complètement engagée, émotionnellement, dans son travail. Elle se demandait quelle théorie était la bonne. Elle avait tout faux, mais elle était tellement intelligente que ça marchait ; pour elle, du moins. Enfin, si ça marchait. Mais ce n’était pas scientifique. Ce genre d’implication biaisait la recherche. Les émotions n’avaient rien à faire là-dedans. On faisait de la science parce que c’était la meilleure stratégie évolutionnaire dans l’environnement où ils avaient vu le jour, point final. La science, c’était le gène qui essayait de se transmettre de la meilleure façon possible. Et puis c’était aussi la meilleure façon de passer le temps, ou de gagner sa vie. Tout le reste était tellement vulgaire et absorbant. Des primates sociaux, piégés dans un technocosmos qu’ils avaient eux-mêmes créé. En fin de compte, la science était la seule façon de voir assez bien le territoire pour savoir de quel côté foncer, pour faire du neuf pour tout le monde. On n’avait pas besoin de mettre de la passion dans cette marche en avant raisonnée.

Et pourtant, se dit-il, pourquoi les êtres vivants vivaient-ils ? Qu’est-ce qui faisait qu’ils vivaient, vraiment ? Qu’est-ce qui les poussait à se démener comme ça, alors que c’était la mort qui les attendait, au bout de la route, tous autant qu’ils étaient ? Voilà la question que ces bouddhistes osaient poser.

Il marchait maintenant vers le Potomac, sur Fairfax Drive, une gigantesque artère commerçante quasiment colmatée par les bagnoles. Dont les occupants parlaient, au téléphone, à d’autres gens, quelque part sur la planète. Drôle de spectacle, quand on y réfléchissait !

La raison n’avait jamais expliqué l’existence de la vie dans l’Univers. C’était un mystère. La raison avait essayé et avait échoué, et la science était incapable de la créer en labo, ex nihilo. De petits tourbillons localisés d’anti-entropie, des étincelles de vie aussitôt renvoyées dans le néant, dont des petits bouts emportés plus loin en longues chaînes de codes invisibles décrivaient ailleurs d’autres tourbillons. Une succession de minuscules tornades qui formaient un schéma. Un mystère, une espèce de miracle – un miracle qui se débattait dans des conditions hostiles, ne se produisant que là où se trouvait de l’eau, qui se condensait en gouttelettes dans l’Univers exactement comme sur une vitre, et qui entretenait la vie. L’eau de vie. Un miracle.

Il sentait la sueur ruisseler sur tout son corps. Quand les hominidés s’étaient redressés, ils avaient perdu leur fourrure et acquis des glandes sudoripares afin de pouvoir évacuer la chaleur excessive provoquée par leur interminable marche. Mais ça ne fonctionnait pas vraiment, dans la jungle. De nombreuses espèces d’arbres – de grands arbres, et des buissons. La ville aurait pu être implantée dans un jardin botanique, avec des plantes d’une centaine de verts différents, arpenté par des gens en petits groupes. Les coureurs, eux, étaient seuls, et encore, ils couraient généralement par deux, ou par petits groupes. Une espèce sociale, comme les abeilles ou les fourmis, avec des règles sociales invariantes au point d’en être invisibles pour les individus. Une espèce marchant aux phéromones, qui avait réussi à s’adapter, peu stable dans son environnement. Consciente de l’existence d’un avenir, l’intégrant dans ses calculs au quotidien, pour sa survie au quotidien. Vivre pour l’avenir. Une histoire cosmique exprimée en signes mathématiques, tellement subtils que seul un gigantesque groupe transtemporel de puissants cerveaux unissant leurs efforts pouvait espérer la déchiffrer un jour. Mais ceux qui viendraient après pourraient la reprendre, avec ses plages inexplorées, et repartir de là. C’était le projet humain, c’était la science, c’était ça, la science. C’était ça, la vie.

Il était debout là, vibrant de pensée, frémissant, angoissé, terrifié. Ne sachant plus où il en était. L’angoisse en roue libre, pensa-t-il. Sauf que son angoisse avait des raisons bien précises. On disait que les changements de paradigmes ne se produisaient que quand les vieux savants mouraient, que les individus isolés n’en étaient pas capables, trop bornés, trop incrustés dans leurs habitudes, c’était un processus plus social, une affaire diachronique de générations successives.

Mais il devait parfois en être autrement. Certains chercheurs isolés, à l’esprit plus ouvert, ou moins encombré de certitudes que la plupart, avaient bien dû connaître un changement de paradigme. Frank manqua rentrer dans une dame qui venait en sens inverse, et se retint de lui dire : « Pardon, madame, je suis en plein changement de paradigme. » Il était désorienté. On ne passait pas d’un paradigme à l’autre comme on allait d’un gratte-ciel à l’autre, comme dans les schémas qu’il avait vus, il y avait longtemps, dans un livre de philosophie de la science. C’était plutôt comme s’il était à l’intérieur d’un kaléidoscope où il s’était habitué au schéma, et voilà que le tube tournait : il tombait, et toutes les facettes de ce qu’il voyait renvoyaient en cliquetant à quelque chose de différent, déclic après déclic : des couleurs, des schémas tout délavés. Comme s’il mourait et renaissait. L’altruisme, la compassion, la simple putain de stupidité, la loyauté envers les gens qui n’étaient pas loyaux avec vous, qui trahissaient parce que la défection était rentable, la compétition, l’adaptation, l’intérêt personnel dévoyé – ou bien quelque chose de réel, une vraie force dans le monde, une sorte de constante physique, comme la gravité, ou un attribut fondamental de la vie, comme la pulsion de transmettre son ADN aux générations suivantes. Une raison d’être. Quelque chose qui allait au-delà de l’ADN. Une rage de vivre, une pulsion du bien. D’amour. Une force verte, un élan vital, de la métaphysique, c’était mauvais, mais comment, sans ça, expliquer les données ?