Mais la lumière s’alluma. Les portes s’ouvrirent sur une cabine vide. Frank suivit la femme dedans, se retourna, regarda les portes se refermer. Il devait être rouge comme une betterave.
Elle appuya sur le bouton de la sortie, au niveau de la rue. La cabine s’ébranla avec une petite secousse et commença à monter en bourdonnant et en vibrant. Il y faisait une chaleur étouffante, et ça sentait l’huile de machine, la sueur, le parfum, et un mélange d’odeurs de plastique et d’électricité.
Frank observait studieusement l’affichage au-dessus des portes. La femme faisait pareil. Elle avait passé son pouce sous la bandoulière de son sac, le coude enfoncé dans son corsage, juste au-dessus de la ceinture de sa jupe. Ses cheveux bruns, courts, aux boucles si serrées qu’ils paraissaient presque crépus, lui faisaient comme un bonnet, avec une frange un peu plus longue sur la nuque, où deux lignes de duvet blond, fin, s’incurvaient vers ses deltoïdes. Elle avait les épaules larges. Un animal très impressionnant. Même du coin de l’œil, il voyait tout cela.
L’ascenseur gémit, vibra et s’arrêta. Surpris, Frank regarda l’affichage lumineux. Apparemment, ils continuaient à monter.
— Et merde ! marmonna la femme en regardant sa montre.
Elle jeta un coup d’œil à Frank.
— On dirait qu’on est coincés, dit Frank en appuyant sur le bouton « monter ».
— Ouais. La barbe !
— Incroyable, acquiesça Frank.
— Quelle journée, fit-elle avec une grimace.
Quelques instants passèrent. Frank essaya d’appuyer sur le bouton « descendre ». Nada. Il indiqua, d’un geste, le petit boîtier noir abritant un combiné téléphonique encastré dans le panneau au-dessus des boutons « monter » et « descendre ».
— On dirait qu’on est juste dans le cas de figure pour lequel ce truc a été placé là.
— On dirait, oui.
Frank prit l’appareil, le colla à son oreille. Le téléphone sonnait déjà. Tant mieux, parce qu’il n’y avait pas de clavier pour composer un numéro. Et s’il avait décroché le téléphone et qu’il n’y avait pas eu de tonalité ?
Ça sonnait depuis si longtemps qu’il commença à s’inquiéter.
Puis la sonnerie laissa la place à une voix de femme :
— Allô ?
— Euh… voilà, nous sommes dans l’ascenseur de la station de Bethesda, et il est bloqué.
— D’accord. Vous avez dit Bethesda ? Vous avez essayé de pousser le bouton de fermeture des portes, et puis le bouton de montée ?
— Non. (Frank appuya sur tous les boutons indiqués, et dit :) Écoutez, je viens de faire tout ça, mais… il ne se passe rien. On dirait que c’est vraiment coincé.
— Réessayez en appuyant sur le bouton de descente après avoir appuyé sur le bouton de fermeture des portes.
— D’accord.
Il le fit.
— Vous savez à quel niveau vous êtes ?
— On ne doit pas être loin du niveau de la sortie.
Il interrogea du regard la femme qui hocha la tête.
— Il y a de la fumée ?
— Non !
— Bon. Une équipe est déjà partie. Attendez tranquillement et ne vous effrayez pas. Vous êtes nombreux dans la cabine ?
— Non. Deux personnes, c’est tout.
— Bon, c’est bien. Ils disent qu’ils seront là d’ici une demi-heure, une heure tout au plus, selon la circulation et la nature du problème technique de l’ascenseur. Ils vous appelleront en arrivant, sur le téléphone de la cabine.
— Bon. Merci.
— Pas de quoi. Rappelez-moi s’il y a quoi que ce soit. Je suis de garde.
— D’accord. Encore merci.
La femme avait déjà raccroché. Frank en fit autant.
Ils restèrent plantés là.
— Eh bien…, fit Frank en indiquant le téléphone.
— J’ai entendu, dit la femme. Je crois que je vais m’asseoir en attendant, dit-elle en regardant par terre. Je commence à en avoir plein les pieds.
— Bonne idée.
Ils s’assirent côte à côte, le dos appuyé au mur du fond de la cabine.
— Mal aux pieds ?
— Ouais. Je suis allée courir, à l’heure du déjeuner, et surtout sur des trottoirs, alors…
— Vous faites du jogging ?
— Pas vraiment. C’est même pour ça que j’ai mal aux pieds. Je fais du vélo avec un club, et on s’entraîne pour le triathlon, alors j’essaie de courir et de nager. Je pourrais me contenter d’être la cycliste de l’équipe, mais j’ai envie de voir si je ne pourrais pas faire les trois épreuves.
— Sur quelles distances ?
— Un kilomètre six à la nage, trente kilomètres à vélo et dix à la course.
— Eh bien, dites donc !
— Bof, ce n’est pas si terrible.
Ils restèrent assis là, en silence. Puis :
— Alors vous allez être en retard, là ?
— Non, répondit Frank. Enfin, c’est-à-dire, si, mais c’est juste une espèce de soirée.
— Dommage de louper ça.
— Peut-être. C’est un truc organisé par des amis de travail. Il y a eu une conférence à l’heure du déjeuner, ce midi, et l’organisatrice donne une petite soirée pour les intervenants.
— Ah oui ? Sur quel sujet ?
— L’approche bouddhiste de la science, répondit-il avec un sourire. Ils sont bouddhistes, figurez-vous.
— Et vous êtes scientifique.
— Oui.
— Ça devait être intéressant.
— Eh bien, oui, à vrai dire. Ça m’a donné matière à réflexion. Plus que je ne l’aurais cru. Mais ce soir, je me demande ce que je vais bien pouvoir leur raconter…
— Hm, dit-elle pensivement. Il m’arrive de considérer le cyclisme comme une sorte de méditation. Il y a des moments où je me déconnecte complètement, et quand je reprends mes esprits, des kilomètres ont passé.
— Ça doit être agréable.
— Votre domaine ne serait pas la psychologie, par hasard ?
— La microbiologie.
— Ah bon. Désolée. Enfin, oui, ça me plaît. Cela dit, je pense que si je voulais le faire de moi-même, me déconnecter, je veux dire, je n’y arriverais pas. Ça arrive comme ça, et voilà, généralement vers la fin de la course. C’est peut-être un problème d’hypoglycémie. Plus assez d’énergie pour penser.
— Possible, confirma Frank. Penser, ça brûle des sucres.
— Et voilà.
Ils restèrent là, à brûler leurs sucres.
— Et vous, vous allez être en retard à quelque chose ?
— Bah, en réalité, j’allais faire un tour. Pour avoir moins mal aux jambes, demain. Mais après ça, je ne sais pas si j’en aurai encore envie… Peut-être que oui. Si on ne sort pas de là trop tard.
— Ça, on verra.
— Ouais.
L’air était étouffant dans la cabine. Ils restèrent là, à transpirer. L’inaction avait une certaine qualité, une combinaison de confort et de tension, leurs corps respirant simplement ensemble, se reposant, se touchant presque, juste un tout petit peu incandescents l’un pour l’autre… C’était agréable. Deux animaux, un mâle et une femelle, côte à côte. L’échange était riche, en dessous du niveau de détection radar. Et de fait, alors qu’ils adoptaient une position plus détendue, ils n’auraient su dire comment c’était arrivé, mais leurs jambes s’étaient rapprochées et se frôlaient maintenant légèrement, au niveau des genoux, appuyées l’une contre l’autre d’une façon naturelle, prudente, sa jambe à elle dénudée (sa jupe était retombée sur ses cuisses), celle de Frank à peine protégée par le pantalon de coton léger. Se touchant. La conversation non dite emplissait désormais tout l’espace de détection de Frank, et même s’il poursuivait l’échange verbal, il aurait été bien en peine de dire de quoi ils parlaient.