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— Cette femme a rempli une fiche, tu dis ?

— Ouais.

— Alors tu devrais pouvoir la retrouver.

— Ils n’ont pas voulu me laisser la voir.

— Non, mais tu pourrais l’obtenir quand même.

— Tu crois ?

Du coup, elle avait réussi à l’intéresser.

— Bien sûr. Tu pourrais faire appel à un journaliste du Post, à un détective spécialisé dans les archives ou à quelqu’un du métro. Ou même à quelqu’un de la Sécurité du territoire, au fond, pourquoi pas ? Tu as été enfermé là-dedans avec elle, tu cherches ses coordonnées, je ne sais pas. Écoute, à partir du moment où il y a une trace écrite, il y aura bien quelque chose qui finira par marcher. C’est de l’informatique, non ?

— Exact.

Il eut un nouveau sourire, radieux, prit le tee-shirt de Charlie qu’elle lui tendait et alla vers la cuisine tout en se changeant. Elle lui donna une autre serviette, avec laquelle il s’épongea les cheveux.

— Merci. Je peux mettre ça dans le séchoir ? Il est au sous-sol, c’est ça ?

Il enjamba la barrière antichute et descendit à la cave.

— Merci, Anna ! dit-il, de loin. Je me sens mieux, grâce à toi.

Et quand il revint, alors qu’on entendait le séchoir qui tournait, en fond sonore, il lui dit encore, avec un sourire :

— Beaucoup mieux.

— On dirait qu’elle t’a tapé dans l’œil, dis donc !

— En effet. Elle me plaît. Je n’arrive pas à croire que je n’ai pas pensé à lui demander son nom !

— Tu l’auras. Tu veux une bière ?

— Et comment !

— Dans la porte du frigo. Sers-toi… Oups ! On sonne… ça doit être eux.

Bientôt, le petit salon et la salle à manger attenante des Quibler furent pleins de Khembalais et de nombreux autres amis et connaissances. Il y en avait jusque dans la cuisine, de l’autre côté de la salle de séjour. Anna faisait des allers et retours de la cuisine vers le salon en passant par la salle à manger avec des plateaux de nourriture et de boissons. Elle adorait ça, et faisait le maximum pour empêcher Charlie de mettre la main à la pâte et d’exacerber ses démangeaisons. Tout en s’affairant, elle se réjouissait de voir Joe jouer avec Drepung et Nick parler des dinosaures de l’Antarctique avec Curt, qui occupait le bureau juste au-dessus du sien et qui faisait partie des responsables du programme Antarctique américain. Elle oubliait souvent que la NSF dirigeait aussi l’un des continents du monde. Bref, Curt était venu à la conférence et l’avait appréciée.

— Ces bouddhistes feraient un tabac à McMurdo, dit-il à Nick.

Charlie, la peau dévastée, réduite à des croûtes brunâtres sur de vastes zones du cou et du visage, les yeux injectés de sang et enflammés par le manque de sommeil et les stéroïdes, bavardait avec Sucandra. Puis il remarqua qu’Anna courait dans tous les sens et la rejoignit dans la cuisine pour lui donner un coup de main.

— J’ai donné un de tes tee-shirts à Frank, lui dit-elle.

— J’ai vu. Il m’a dit qu’il avait pris une saucée.

— Oui. Je pense qu’il courait après une femme qu’il avait rencontrée dans le métro.

— Hein ?

Elle éclata de rire.

— Je trouve ça génial. Assieds-toi, mon pauvre lapin, ne bouge pas, ça va te démanger encore plus.

— J’ai transcendé la démangeaison. Je ne brûle que pour toi.

— Allez, assieds-toi.

Elle ne revit Frank que plus tard, dans la soirée. Il était assis par terre, dans un coin de la pièce, entre le canapé et la cheminée, et il discutait avec Drepung, qui donnait l’impression d’avoir un peu de mal à le comprendre. Anna était intriguée et, dès qu’elle en eut l’occasion, elle s’assit sur le canapé, juste au-dessus d’eux.

Frank eut un hochement de tête à son intention et repartit à l’assaut, à l’aide d’une de ses phrases favorites :

— Mais comment ça marche ?

— Eh bien, répondit Drepung, je sais ce que Rudra Cakrin dit en tibétain, d’accord ? Son message est clair pour moi. Ensuite, je dois réfléchir à ce que je sais d’anglais. Les deux langues sont différentes, mais beaucoup de choses sont pareilles pour nous tous.

— La grammaire profonde, suggéra Frank.

— Oui, mais aussi juste les mots. Les noms des choses, des actions, et même des significations. Des équivalences à un degré ou un autre. Alors, j’essaie d’exprimer ce que je comprends de ce que dit Rudra, mais en anglais.

— Et la correspondance est bonne ?

Drepung haussa les sourcils.

— Comment pourrais-je le savoir ? Je fais de mon mieux.

— Ce qu’il vous faudrait, c’est une sorte de test extérieur.

Drepung hocha la tête.

— Demander à d’autres traducteurs de tibétain d’écouter le Rinpoché, et comparer leur version anglaise avec la mienne. Ça, ce serait intéressant.

— Ça oui. Bonne idée.

Drepung le regarda en souriant.

— Une étude en double aveugle, hein ?

— En quelque sorte.

— Élémentaire, mon cher Watson, entonna Drepung en plongeant un cracker dans un ramequin de houmous. Mais je pense que vous obtiendriez un certain, comment dire… une certaine marge ? Peut-être que votre étude ne montrerait rien de très surprenant. Peut-être aussi que je suis juste, personnellement, un mauvais traducteur. D’un autre côté, je dois dire que ce n’est pas un métier facile. Et quand je ne comprends pas le Rinpoché, j’ai encore plus de mal à le traduire !

— Alors vous inventez ! répondit Frank en éclatant de rire, et Anna vit qu’il était encore de bonne humeur. C’est ce que je dis depuis le début !

Il s’adossa au côté du canapé, près d’elle.

Mais Drepung secoua la tête.

— Je n’invente pas. Disons, peut-être, que je… recrée.

— Comme l’ADN et les phénotypes.

— Je ne sais pas.

— Une sorte de code.

— Oui, mais le langage n’est pas qu’une sorte de code. Loin de là.

— Non. Plutôt une sorte d’expression génétique.

— Il faut que vous m’expliquiez ça.

— D’une séquence d’instruction, comme un gène, au résultat de l’instruction. Du langage à la pensée ; ou du sens à la compréhension. Enfin, quelque chose comme ça. Une sorte de pensée vivante.

Drepung eut un sourire.

— Il y a une cinquantaine de mots en tibétain que j’en serais réduit à traduire par « penser », répondit Drepung en souriant.

— Comme les Esquimaux avec la neige.

— Oui. Les Esquimaux ont la neige, et nous, les Tibétains, nous avons la pensée.

Cette idée le fit rire, et Frank rit aussi. C’est-à-dire qu’il fut ébranlé par le gloussement grave qui lui tenait lieu de rire, mais il s’y abandonnait avec emphase. Il en était tout bouillonnant. Anna n’en croyait pas ses yeux. Il était en ébullition, comme s’il était ivre, sauf qu’il tenait toujours la bière qu’elle lui avait donnée à son arrivée. Et elle savait d’où lui venait son ivresse, de toute façon.

Il reprit son sérieux et dit, avec intensité :

— Alors, aujourd’hui, quand vous avez dit : « Un excès de raison est une forme de folie en soi », qu’avait dit votre lama, en réalité ?

— Exactement ça. C’est facile, et c’est un vieux proverbe. (Il prononça la phrase en tibétain.) Il y a un mot qui veut dire « excès », ou « trop », vous savez, comme ça. Rig-gnas, c’est « la raison », ou « la science », ensuite, zugs, c’est « la forme », et zhe sdang, « la folie », une version de « la haine », d’un mot plus ancien qui voulait dire « colère ». L’un des dug gsum, les Trois Poisons de l’Esprit.