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Lors du développement des algorithmes, nous avons aussi fait des découvertes dans le monde réel : la double hélice constitutive de nos cellules. L’ADN. Un demi-siècle plus tard, le génome entier était déchiffré, paire de base par paire de base ; trois milliards de paires de base, dont certaines parties, appelées des gènes, servaient de paquets d’instructions pour la création des protéines.

Nous avons donc réussi à séquencer le génome, mais les détails de son expression et de sa croissance demeurent un mystère pour nous. Nous savons que ces paires spiralées de cytosine, de guanine, d’adénine et de thymine sont des programmes pour la croissance, pour le développement de la vie, codées en séquences d’éléments appariés. Nous connaissons les éléments ; nous voyons les organismes. Et pourtant, tout reste à découvrir sur le code qui lie les uns aux autres.

Les mathématiques poursuivent leur développement sous l’impulsion de leur propre logique interne, apparemment indépendante de tout le reste. Mais il est déjà arrivé plusieurs fois que des développements purement mathématiques se révèlent par la suite décrire puissamment des mécanismes naturels dont on ignorait tout ou que l’on ne pouvait expliquer lors de leur élaboration mathématique. C’est curieux de remettre en question tout ce qu’on croit savoir sur la relation entre les maths et la réalité, l’esprit et le cosmos.

On ne découvrira peut-être jamais d’explication satisfaisante à cette mystérieuse collusion entre la nature et les mathématiques complexes. En attendant, les opérations appelées algorithmes se compliquent de plus en plus et deviennent de plus en plus intéressantes pour ceux qui les conçoivent. S’agit-il de portraits, de recettes, de formules magiques ? La réalité utilise-t-elle des algorithmes, les gènes utilisent-ils des algorithmes ? Les mathématiciens sont incapables de le dire, et pour la plupart, ça n’a pas l’air de les préoccuper. Quoi que ça puisse être, ils aiment ça.

5

Leo Mulhouse embrassa sa femme, Roxanne, et sortit de la chambre à coucher. Dans le salon, la lumière grisâtre d’avant l’aube. Sur le balcon, criaillement des mouettes, grondement des vagues s’écrasant sur la falaise, en contrebas. L’immense ardoise grise de l’océan Pacifique.

Leo s’était pour ainsi dire marié dans cette maison qui dominait la mer à Leucadia, en Californie ; Roxanne l’avait héritée de sa mère. Leo aimait la vue spectaculaire qu’on avait de la falaise, mais la petite bande de pelouse qui longeait le porche ne faisait qu’une quinzaine de pas de largeur, et au-delà c’était le vide : un gouffre d’air et rien d’autre, jusqu’à l’océan gris en furie, vingt-cinq mètres plus bas. Et la falaise n’était pas si stable que ça. Il regrettait que la maison n’ait pas été construite un peu plus en retrait sur le terrain.

Retour à l’intérieur. Remplir de café son mug de voyage, et en voiture. Sur Europa tourner à droite au Pannikin, et tout droit jusqu’au boulot.

Ce tronçon de Pacific Coast Highway du comté de San Diego était magnifique, au petit matin, quel que soit le temps : quand le jeune soleil irisait la mer d’un camaïeu de bleus pâles, sous les nuages épars, fléchés de lumière, et même quand il pleuvait, ou par temps de brume, quand une palette de gris subtils, à la fois limitée et riche, caressait l’œil. Les aubes grises étaient de loin les plus fréquentes, maintenant que le climat de la région semblait s’installer dans une sorte d’El Niño permanent – l’Hyperniño, comme on l’appelait. Le climat méditerranéen paraissait abandonner le monde, même autour de la Méditerranée, disait-on. Les habitants des côtes souffraient de problèmes liés au déficit de luminosité, et prenaient de la vitamine D et des antidépresseurs pour contrer les effets du manque de lumière, alors que quinze kilomètres à l’intérieur des terres, c’était un désert sans un nuage, où on bronzait jusqu’à l’os, d’un bout de l’année à l’autre. Décidément, le June Gloom, la grisaille de juin, avait l’air bien parti… pour s’éterniser.

Leo Mulhouse prenait toujours la quatre-voies qui longeait la côte. Il aimait le spectacle de l’océan, et l’effet de montagnes russes en réduction, la légère sensation d’apesanteur par laquelle s’amorçaient les descentes rapides vers les lagunes, suivies par les remontées vers Cardiff, Solano Beach et Del Mar. C’était à cette heure-là que ces villes étaient les plus belles : elles étaient désertes, et on aurait dit qu’on venait de les débarbouiller. Le crissement des pneus sur la route mouillée, le couinement humide des essuie-glaces, le rugissement des vagues au loin, tout s’alliait pour produire une sorte d’expérience aquatique, pour faire ressembler le trajet en voiture à un moment de grâce, mouette parmi les nuages, la voie du surf, monter sur l’épaule des vagues et dévaler les creux, chevaucher la houle de terre toujours recommencée, prête à s’écraser dans la mer.

En haut de la grande colline qui montait vers Torrey Pines, puis le long du terrain de golf, un virage sec à droite, et il était arrivé. Torrey Pines Generique. Ensuite, le parking souterrain, le ventre de la bête – la boîte de biotechnologie.

Pour entrer, il fallait montrer patte blanche : se soumettre à des procédures de sécurité draconiennes. Pour savoir avec quoi vous ressortiez, encore fallait-il savoir avec quoi vous étiez entré. Et donc, le détecteur de métaux, l’inspection par une équipe de sécurité blasée armée de gobelets de café gigantesques, l’allumage de l’ordinateur portable, la vérification du matos et des logiciels par des experts, le coup de truffe de Clyde, le chien du matin, dressé à détecter la signature des molécules : autant de contrôles aujourd’hui standard dans le domaine de la biotechnologie, après certains incidents d’espionnage industriel restés fameux. Les enjeux étaient trop élevés pour qu’on fasse confiance à qui que ce soit.

Leo se retrouva enfin dans les longs couloirs blancs du complexe. Il posa son mug de café sur son bureau, alluma son ordinateur, partit vérifier les expériences en cours. La plus importante était en voie d’achèvement, et le résultat lui tenait particulièrement à cœur. Ils procédaient au criblage à haut débit de certaines protéines parmi les milliers listées dans la base de données de l’UCSD, l’université de San Diego, Californie, dans l’espoir d’identifier celles qui activeraient des cellules données, de façon à leur faire exprimer plus de lipoprotéines à haute densité – dix fois plus, peut-être. Dix fois plus de HDL, de « bon cholestérol », de quoi sauver la vie à des tas de gens atteints d’une kyrielle de maladies – l’artériosclérose, l’obésité, le diabète, et même la maladie d’Alzheimer. Un traitement capable de combattre, voire de guérir, n’importe laquelle de ces maladies vaudrait des milliards de dollars ; une thérapie qui les soulagerait toutes vaudrait… eh bien, ce qui était sûr, c’est que ça expliquait le haut degré de sécurité auquel était soumis le complexe.

L’expérience était en cours mais pas encore terminée, de sorte que Leo retourna dans son bureau, but son café et lut Bioworld Today en ligne, sur son ordinateur. Les robots de criblage à haut débit, les protocoles d’analyse d’hormones artificielles, les analyses protéomiques – chacun des articles aurait pu décrire une expérience en cours chez Torrey Pines Generique. Toute l’industrie cherchait des moyens d’améliorer la chasse aux protéines thérapeutiques et de les administrer aux êtres vivants. La moitié des articles de la journée traitaient de l’un ou l’autre de ces sujets, comme dans toutes les autres éditions du newszine. C’étaient des problèmes récalcitrants, qui se dressaient entre le concept de biotechnologie et la médecine proprement dite. S’ils n’arrivaient pas à les résoudre, tout le concept et l’industrie qui était basée dessus pouvaient suivre le même chemin que l’énergie nucléaire et dégénérer complètement. D’un autre côté, s’ils les réglaient, ça pourrait devenir quelque chose qui se rapprocherait plus ou moins de l’industrie informatique en termes de retour sur investissement – sans parler des impacts sur la santé, évidemment !